Ce que dit la LOPRI
Une lecture personnelle (citations à l’appui) de l’avant-projet Fillon-d’Aubert
Par
, le 9 mars 2005Ci-après, quelques réflexions personnelles inspirées par la lecture de l’avant-projet de "Loi d’Orientation et de Programmation de la Recherche et de l’Innovation" (LOPRI) préparé par MM. Fillon & d’Aubert pour le compte de M. Raffarin, et qui indigne à juste titre la communauté scientifique. On admirera tout particulièrement le confondant tour de passe-passe rhétorique en faveur du financement massif des organismes privés par des fonds publics, tandis que les établissements publics seraient vivement incités à redoubler "d’attractivité" pour recueillir leurs propres financements... auprès d’investisseurs privés !
Derrière un étalage de bonnes intentions propre à rassurer les naïfs, les orientations retenues s’inscrivent délibérément dans l’entreprise généralisée de casse du service public, dont on constate tous les jours les effets à La Poste, France-Télécom ou la SNCF.
Morceaux choisis : "Dans une compétition planétaire sans merci, il y a en effet urgence à bâtir en France, dans une perspective européenne, des champions incontestés de la recherche" ; "Il s’agit d’insuffler une nouvelle culture de projet", de "libérer le système de ses rigidités", de "renforcer les partenariats entre recherche publique et privée", de s’inscrire dans une perspective "d’économie de croissance fondée sur la connaissance" découlant de la "stratégie de Lisbonne" et des "objectifs de Barcelone", dont les "industries du savoir" sont le pilier.
Il convient à cet effet de "renforcer l’attractivité de nos territoires pour les activités de recherche et d’innovation d’entreprises privées", ce qui s’accompagnera de "profonds changements culturels", de l’apparition "de nouvelles méthodes de management" et d’un "net renforcement des capacités de gestion du partenariat public-privé". "Ainsi les acteurs économiques et sociaux sont systématiquement associés aux instances de pilotage du système public de recherche et d’innovation". "Or les différences de modes de gestion du secteur public et du secteur privé induisent des difficultés qui freinent les volontés de coopération". [Tiens donc ? (YB)]
Il faudra donc aménager les textes pour confier "à des structures de droit privé la passation et la gestion de contrats de recherche ou de formation continue réalisés, en partie, avec les moyens matériels et humains des établissements publics." On va ainsi créer des Etablissements Publics de Coopération Scientifique (EPCS). L’EPCS "constitue un établissement administratif avec un personnel essentiellement (sic) sous statut de droit public, mais jouit d’une gestion privée (... comptabilité tenue selon les usages du commerce)." Il peut à ce titre "recruter du personnel sous contrat de droit privé".
Et sa "gouvernance" n’est pas neutre : "Les organismes privés qui apportent une contribution significative au fonctionnement du pôle" [Pôle de Recherche et d’Enseignement Supérieur] "sont représentés au titre des personnalités extérieures". On comprend mieux qu’un Haut Conseil de la Recherche et de l’Innovation soit institué, entre autres, pour "fournir un avis" ou "faire des propositions sur les modifications à apporter au système français de recherche et d’innovation (PRINCIPALES MODIFICATIONS STATUTAIRES concernant les ORGANISMES, les STRUCTURES de coopération et les PERSONNELS des établissements publics de recherche et des universités)" [C’est moi qui souligne (YB)]
On comprend encore mieux que les vingt membres de cette instance soient tous NOMMÉS : "Dix membres sont des personnalités scientifiques de premier plan, françaises ou étrangères. Dix sont des personnalités du secteur socio-économique". Du reste, dans la plupart des instances d’évaluation appelées à remplacer le CNU ou le CoNRS, la représentation élue des personnels sera ramenée à sa plus simple expression : "Une majorité de ses membres sera nommée".
Par ailleurs, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) "prendra la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC)".
En fait, il est surtout question de verser plus d’argent au privé : "l’augmentation de la dépense intérieure de recherche et développement des entreprises ne pourra pas se faire sans intervention publique accrue" (sic), ce qui se justifie "par les externalités positives de la recherche privée, qui ne bénéficie pas uniquement à ceux qui la mènent" (re-sic), en laissant aux laboratoires publics le soin d’attirer les investisseurs : "S’appuyant sur l’idée que le potentiel de recherche fait partie du patrimoine national, la présente loi encourage le financement par des acteurs privés..." (re-re-sic !) En pratique, "la loi met en place un système très volontariste destiné à associer directement les entreprises au financement des laboratoires publics de recherche. Ainsi, chaque entreprise pourra décider de l’affectation d’un pourcentage de son impôt sur les sociétés aux laboratoires publics de son choix."
"Ce mécanisme permettra de renforcer le couplage entre la recherche publique et les besoins des entreprises, incitera les laboratoires à consacrer une part plus importante de leurs efforts à la recherche appliquée et renforcera la connaissance mutuelle et les facteurs de mobilité entre le secteur public et le secteur privé."
Et nous dans tout ça, chercheurs ou enseignants-chercheurs de base ?
Eh bien nous serons soumis au "principe d’excellence : l’objectif essentiel de l’ERC" [Conseil Européen de la Recherche, appelé à se mettre en place sous l’impulsion résolue de la France] "sera de financer de la recherche d’excellence, GRÂCE À LA MISE EN CONCURRENCE DES ÉQUIPES EUROPÉENNES" [C’est moi qui souligne (YB)]. Évidemment, cela ne va pas sans risque : "Ainsi la construction de l’Europe exige-t-elle une répartition des tâches qui peut impliquer des renoncements nationaux". Mais la réussite est à ce prix, et le "but premier de la présente loi" reste "le développement de lieux d’excellence, visibles internationalement, susceptibles d’attirer des entreprises et des capitaux étrangers", sans oublier "l’amélioration de la capacité du système public de recherche à valoriser économiquement ses résultats".
Nul doute que la "reconnaissance du mérite" sera un facteur incitatif puissant : "Diverses dispositions permettront d’offrir une reconnaissance réelle aux personnels des établissements de recherche dont l’activité est considérée, sur la base d’une évaluation rigoureuse, comme très méritante. Elles seront à ce titre réservées aux meilleurs".
[NB : Comme 90% des collègues sont intimement persuadés de faire partie, objectivement, des meilleurs 10%, cette disposition sera plébiscitée... (YB)]
Évidemment, pour être crédible, "l’évaluation doit effectivement être suivie d’effets, sanctionnant des conclusions positives comme des conclusions négatives, tant pour les structures que pour les personnes".
[Moins immédiatement concernés en apparence, les enseignants, administratifs, techniciens, etc. ne perdent rien pour attendre ! (YB)]
On peut même penser que des coupes claires s’imposent dans plusieurs domaines particulièrement visés. "D’ores et déjà, la RÉPARTITION, le NOMBRE et la MISSION des organismes dans (ces) domaines devront faire l’objet d’un examen prioritaire", susceptible de conduire (dans un délai de 6 mois !) à des "adaptations structurelles et organisationnelles" conduisant à des "modifications du paysage des organismes de recherche".
Bon, cette lecture n’épuise pas les charmes d’un texte de 88 pages. D’autres bonnes surprises vous y attendent : la définition de cursus universitaires pilotés par les entreprises, l’absence significative de toute référence à une possible recherche en Sciences de l’Homme et de la Société (pas évident de valoriser industriellement la paléographie gallo-romaine ou la proto-linguistique !), bref la logique mercantile dans toute sa splendeur ! Bienvenu dans le meilleur des mondes marchands ("où la concurrence est libre et non faussée", comme dirait le projet Giscard de constitution européenne)...
J’espère que vous m’avez lu jusqu’au bout sans céder à des tentations suicidaires !
S’il vous reste des forces, gardez-en pour les jours qui viennent : vous pourrez ainsi vous mêler aux cortèges inter-syndicaux pour dire au gouvernement Raffarin toutes les bonnes choses que vous inspire son souci permanent d’adapter le pays aux réalités de l’époque (voire de dépasser les rigidités pour redonner de la souplesse à la confiance en l’avenir...)
Yann BOUCHER, Maître de Conférences (HDR) à l’École Nationale d’Ingénieurs de Brest (ÉNIB), syndiqué SNESup-FSU et correspondant de SLR.
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Dr Yann G. BOUCHER, ENIB/RESO, CS 73862, F-29238 BREST Cedex 3, boucher@enib.fr
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