Universités au bord de la crise de nerf
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, le 27 novembre 2003Depuis plusieurs mois des mouvements de grève ont rythmé la vie des universités françaises. Cela avait commencé avec les fermetures d’Orsay et Toulouse III en raison des manques de moyens pour faire fonctionner correctement ces établissements, cela a continué avec le mouvement contre la réforme dite de modernisation universitaire, auquel s’est greffée la protestation contre la réforme des retraites, entraînant de fortes perturbations dans de nombreuses universités. Et depuis plusieurs semaines, la tension monte à nouveau sur les campus, alors que le gouvernement commençait à se féliciter que la rentrée ait été calme...
Quelles sont donc les raisons de cette ébullition récurrente ? Il y a les raisons officielles, liées aux réformes en cours ou à venir : mise en place de l’harmonisation européenne, volonté d’accorder plus d’autonomie aux universités... Mais pourquoi donc ces réformes mobilisent-elles autant de monde ? Les étudiants seraient-il, à 20 ans, des conservateurs frileux ? Pour répondre, il faut aller plus loin, chercher les raisons implicites d’une défiance profonde qu’entretient désormais l’ensemble de la communauté universitaire, des étudiants aux chercheurs, à l’égard d’un gouvernement qui les méprise.
Les universités françaises se trouvent aujourd’hui entre deux périodes de forte mutation. Nous sortons d’une période qui fut marquée par la forte massification de l’enseignement supérieur, qui a vu le nombre d’étudiants doubler. Ce phénomène fut lourd à porter pour les universités, en proie au manque de moyens, financiers et humains, mais fut heureusement accompagné de créations de postes, et d’un effort important destiné à former des docteurs, qui sont allés irriguer les universités et organismes de recherche, ainsi que dans une moindre mesure les entreprises pariant sur l’innovation.
Cette phase, globalement franco-française, laisse aujourd’hui la place à un nouveau cycle, celui de l’internationalisation. La mise en place du processus d’harmonisation européenne correspond à la prise de conscience que le savoir et sa production jouent désormais un rôle décisif dans le poids d’un pays ou d’un continent. A l’heure où les Etats-Unis et de nombreux pays émergents investissent massivement dans leur système d’enseignement supérieur et de recherche, il était nécessaire que l’Europe forte de sa tradition universitaire se donne les moyens de rester dans la course. L’ harmonisation européenne des diplômes, grand chantier européen destiné à faciliter la mobilité des étudiants et la reconnaissance à l’échelle européenne de leurs diplômes, était donc une condition nécessaire à notre sursaut. Une condition nécessaire, mais aucunement suffisante...
Car si la réforme actuelle n’est qu’une réforme structurelle, dépourvue de moyens, c’est au mieux une réforme inutile. Le contexte international est celui d’un investissement financier considérable dans la matière grise ; que fait donc la France, aujourd’hui, face à cela ? Elle taille à la serpe dans ses budgets, gèle les crédits, supprime les plans pluriannuels de création de postes ini tiés par le gouvernement Jospin, transforme des postes de chercheurs titulaires en postes de contractuels, baisse le nombre d’allocations de recherche, annule les invitations de chercheurs étrangers... Depuis 18 mois, il nous a fallu apprendre à décoder les discours ministériels : là où le gouvernement affiche une augmentation, il faut comprendre qu’il a reporté de l’argent gelé l’année précedente... Là où il dit qu’il maintient le nombre de chercheurs, il faut comprendre qu’il remplace des fonctionnaires par des CDD... dont les embauches seront d’autant plus faciles à geler ?
Il faut sans doute, à ce stade, rappeler quelques données. L’effort national en faveur de nos universités est un des plus bas d’Europe. Ainsi, la dépense publique par étudiant, est supérieure de 73 % aux Pays-Bas, de 91 % en Allemagne, de 141 % en Suède ! (source : www.eurydice.org/). Le taux d’encadrement des étudiants, naturellement, est un des moins bons : 18,3 étudiants par professeur en France contre 14,7 en moyenne pour les pays de l’OCDE, 12,1 en Allemagne, 9,3 en Suède... Regardons les locaux, souvent vétustes, mal entretenus, ces salles de cours où on ne trouve pas même de craies ! Examinons les salaires, qui débutent à à peine plus de 1500 ? par mois pour un maître de conférences ou un chargé de recherche, recruté à 30 ans en moyenne en sciences (plus tard dans les autres domaines), après 8 à 10 ans d’études souvent suivies de séjours à l’étranger où il aura dû prouver qu’il compte parmi les meilleurs spécialistes de son domaine. Ne parlons même pas de la question des retraites, l’idée même d’une retraite à taux plein pour un universitaire ayant commencé à cotiser à 30 ans (après des années de rémunération sans cotisation sociale pour nombre d’entre eux) devient impensable avec la réforme des retraites... Quant à l’idée de recruter la moitié des chercheurs en CDD, c’est un signal clair aux générations à venir : mieux vaut envisager une autre carrière, où l’on sera recruté plus tôt, avec un meilleur salaire, et un emploi stable...
Tout le monde s’accorde donc aujourd’hui pour affirmer que l’enseignement supérieur et la recherche doivent passer au premier plan des priorités de l’Etat. C’est bien le contraire de ce que fait le gouvernement !
On ne bâtit pas l’intelligence collective d’un pays sans y consacrer des efforts conséquents et durables. La recherche, tout particulièrement, exige un climat de confiance, afin que les chercheurs puissent prendre les risques qui peuvent engendrer les grandes découvertes, et les jeunes puissent envisager un avenir satisfaisant en s’engageant dans les métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche. La situation est aujourd’hui devenue critique. Si nous poursuivons dans la voie tracée, nous allons vers un véritable désastre : nous ne pourrons plus former les futurs docteurs dont nous avons besoin, car beaucoup des meilleurs étudiants ont bien compris qu’il vallait mieux passer son chemin que d’aller se former par la recherche, sans perspective claire. Le symbole est patent : le principal financement, l’allocation de recherche, est inférieur à celui des policiers en formation recrutés sans condition de diplôme... Un désastre, également, car nous n’aurons plus les moyens d’être compétitifs en matière de recherche face à des pays qui augmentent leurs financements, y compris au niveau du financement public de la recherche fondamentale... Un désastre, enfin, pour nos universités qui devront choisir entre l’amélioration de l’offre de formation, en faisant enseigner plus les universitaires, au détriment de la recherche qu’ils produisent (une voie ouverte par le récent rapport Belloc...), ou le statu quo indécent.
Comment expliquer une telle situation ? Il nous apparaît qu’une des clés de lecture de nos difficultés tient à la faible estime de nos dirigeants, politiques ou économiques, envers l’institution universitaire. L’exception française se caractérise, en ce qui concerne l’enseignement supérieur, par une dualité entre les universités et les grandes écoles. Les premières, ouvertes à tout bachelier, les secondes, recrutant sur concours, arborant ainsi l’étendard de la sélection. Les premières, mal financées, les secondes correctement traitées. Les premières, lieux de brassage social (pourtant relatif !), les secondes, beaucoup plus homogènes socialement. Les premières, lieux de contestation régulière, les secondes, lieux de formation de cadres disciplinés, et dont sont issues l’immense majorité de nos dirigeants. Et pourtant, regardons le palmarès des prix Nobel et autres médailles Fields, tous ou presque sont partie prenante du système universitaire. Où nos jeunes docteurs choisissent-ils de candidater en premier, si ce n’est dans les universités et les organismes de recherche, dont les laboratoires sont majoritairement associés à des universités, bref dans les lieux où l’enseignement se nourrit de la recherche. La qualité de la formation n’est pas forcément là où on le croit. Les universités ont nettement professionnalisé leurs formations, tout en gardant un socle fondamental qui est indispensable pour offrir les qualités d’adaptation nécessaires dans notre monde en perpétuelle évolution. Et la qualité des diplômes universitaires n’a rien à envier, en termes d’exigence, à celle des diverses écoles plus ou moins grandes : il est frappant de constater, dans les filières universitaires qui préparent des étudiants aux concours d’écoles d’ingénieurs, qu’il est parfois plus difficile pour eux d’obtenir le DEUG que d’entrer dans une école...
Ces arguments, nos dirigeants ne veulent sans doute pas les entendre. Ils préfèrent laisser perdurer un système profondément inégalitaire, dont ils pensent qu’il permet malgré tout de dégager une élite, que d’investir comme ils le devraient dans des universités qu’ils connaissent mal, où ils évitent d’envoyer leurs enfants, et dont ils croient qu’elles sont peuplées de jeunes trublions potentiels issus des classes sociales moins favorisées. Il ne s’agit pas, ici de développer un argument aussi simpliste qu’absurde consistant à vouloir réduire les moyens des grandes écoles pour les redistribuer. Encore une fois, le budget de la France en matière d’enseignement supérieur est bas, et il s’agit de réclamer un financement qui nous permette de rester dans la course internationale, sans quoi nous devrons faire face à un effondrement de la qualité de ce qui est considéré partout ailleurs comme la clé de la compétitivité économique. Ce financement n’est pas hors d’atteinte, il nécessite naturellement un effort important, mais réalisable.
Manque de moyens, mépris de la part de nos dirigeants : voilà des causes profondes d’un malaise qui se cristallise aujourd’hui face à des réformes mal vécues. Les étudiants et les personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche ont bien compris qu’il n’ont rien à attendre de positif du gouvernement actuel, et ils sont fondés à croire que toutes les réformes qu’il propose ne feront qu’aggraver la situation. Pourtant une grande partie de la communauté universitaire est convaincue que certaines réformes sont nécessaires. Les étudiants de Rennes II, qui ont lancé le mouvement actuel, ne se disent d’ailleurs pas hostiles au principe d’une harmonisation européenne. Mais on n’avancera plus sur ce terrain sans donner des gages à tous ceux qui souffrent aujourd’hui de la situation sans espoir que nous vivons actuellement.
La remise à niveau, importante et nécessaire, du système universitaire français, ne pourra se faire qu’en motivant leurs personnels. Cela nécessitera de donner plus de moyens aux universités, de revaloriser les carrières des enseignants-chercheurs, ceci avec un engagement pluriannuel lié à la mise au premier plan des priorités de l’Etat de la recherche et de l’enseignement supérieur. C’est dans un tel contexte que pourraient évoluer les universités, dans le sens d’une nette amélioration des conditions dans lesquelles elles se trouvent, et non pas, comme on le constate aujourd’hui, dans celui d’une aggravation d’une situation déjà critique.