La recherche, cache-sexe du libéralisme économique.
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, le 8 avril 2006Faute d’être l’objet d’un véritable débat public, la politique de soutien à la recherche industrielle se réduit bien souvent à la somme de décisions clientélistes répondant aux exigences de divers groupes de pression. La tentative récente par une association de lobbyistes du secteur des biotechnoloies (CSI) de forcer la création d’un Institut Européen de Technologie afin de bénéficier de sommes publiques considérables en est l’un des exemples récents (voir « IET : il est encore temps d’éviter un scandale »). Dans ce contexte, la politique en faveur de la R&D tient lieu de politique industrielle sans véritable vision stratégique. Les mutations technologiques pourtant prévisibles, en matière de télécommunications par exemple avec l’arrivée de la téléphonie par Internet, ne s’accompagnent pas d’une stratégie offensive de reconversion permettant d’éviter les crises sociales, et plus positivement de saisir les opportunités qui peuvent être offertes. En outre, cette politique ne se donne pas les moyens d’évaluer et de garantir l’efficacité de ses dispositifs pourtant nombreux et coûteux.
L’absence de débat public ne signifie pas pour autant que la recherche est absente du discours politique. Elle sert même régulièrement à justifier des orientations libérales et une réalité économique qui pourraient apparaître comme contestables du point de vue de la justice sociale. Elle est ainsi présentée comme la seule réponse possible des pays occidentaux à la délocalisation de l’activité vers les pays à faible coût du travail qui accompagne la mondialisation. La stratégie de Lisbonne est la traduction européenne de ce discours lénifiant qui n’est jamais confronté aux faits. Il vise à faire accepter par l’opinion publique la stagnation des salaires malgré l’explosion des bénéfices, en arguant que ceux-ci permettent l’investissement dans la recherche « garant des emplois de demain ».
Le développement supposé de la recherche est également mis en avant pour justifier le bien-fondé des processus de fusion-acquisition et de privatisations, dans les secteurs de la pharmacie, des telecoms, de l’énergie, de l’agroalimentaire notamment. Cette instrumentalisation de la recherche trouve sa traduction dans les campagnes marketing autour du thème « la recherche à votre service » qui accompagnent ces décisions. Ce discours est bien souvent en complète contradiction avec la réalité telle qu’elle est vécue dans les laboratoires de R&D : ceux-ci ont à subir de sévères restructurations en amont qui permettent d’améliorer provisoirement les comptes de résultat et augmenter la valorisation boursière de l’entreprise. Ce fut le cas lors de la création d’Aventis par fusion de Rhône-Poulenc et de l’Allemand Höchst, puis de nouveau lors de la fusion Sanofi Aventis. Lors de l’annonce récente de la fusion Alcatel Lucent, peu de commentateurs ont rappelé la descente aux enfers qu’a connue ces dernières années la R&D d’Alcatel. Les dénationalisations ont elles-aussi conduit à des pertes sèches en R&D, notamment dans les secteurs de l’énergie (voir Sauvons la R&D d’EDF) et des télécoms.
Plus globalement, les propos convenus des patrons d’industrie sur l’importance de la recherche pour leur développement cachent une réalité plutôt sombre. La croissance rapide des bénéfices depuis une dizaine d’année ne s’est pas traduite par une croissance des investissements privés en R&D, loin s’en faut. Ceux-ci sont en stagnation depuis plusieurs années, en dépit de la multiplication des mesures d’incitations fiscales. Les délocalisations touchent désormais les chercheurs et ingénieurs pour lesquels le différentiel de salaires avec les pays émergents est considérable. En outre, le soutien privilégié de l’Etat aux grandes entreprises, la timidité des organismes bancaires, freinent le développement de nouveaux secteurs d’activité à forte composante recherche qui pourraient être portés par des acteurs de petite taille.
Au-delà des chiffres eux-mêmes, le mode de fonctionnement des laboratoires de R&D et leur activité tendent également à évoluer, au point que la question du périmètre des activités relevant de la recherche doit être posée (voir l’intervention de Philippe Aigrain à l’université d’automne de Sauvons la Recherche). Le refus de toute prise de risque au sein de l’entreprise se traduit par une baisse drastique du financement « libre » au profit de financement sur objectifs opérationnels à quelques mois. A EDF, ce type de financement est passé de 50% à 3% en 15 ans (voir Sauvons la R&D d’EDF). Les chercheurs en R&D sont soumis à une pression de l’aval grandissante, qui réduit leur espace de liberté et leur autonomie. Cette tendance s’accompagne d’un recours accéléré aux contrats précaires. Pour les chercheurs en poste, elle produit une perte de sens et de motivation qui entretient un turn-over important. Le recours privilégié aux cursus ingénieurs, non formés à la recherche, plutôt qu’aux docteurs correspond à cette logique qui veut que la R&D ne soit qu’un passage vers des fonctions plus « productives » de direction et d’encadrement.
Si le monde industriel étouffe ses propres laboratoires, il n’est pas plus enclin à investir dans des collaborations avec le secteur public. Là encore, les reproches répétés faits au secteur public d’entretenir son isolement à l’égard du monde de l’entreprise sert de paravent à l’incapacité du de ce dernier à soutenir un investissement de long terme pourtant indispensable à toute collaboration fructueuse. Si certains laboratoires associés ont constitué de réels succès, l’inconstance dans le soutien privé rend souvent fragile ce type de construction. Exemple le plus récent, l’IGBMC à Strasbourg, un laboratoire de très haut niveau en génétique construit en large part sur des fonds privés, a eu à subir récemment des défections importantes. C’est au CNRS qu’il revient maintenant de pallier aux conséquences en matière d’emploi en offrant dans l’urgence des postes à la centaine de personnes laissées sur le carreau. De façon plus étonnante encore, l’Institut Français du Pétrole, cet organisme public financé par les pétroliers sur la base d’un prélèvement sur les ventes de carburant, a vu son budget fondre dès lors que cette contribution est devenue volontaire. Les milliards d’euros de bénéfices annuels réalisés par Total ne permettant pas à cette entreprise, semble-t-il, de financer en partie un institut de recherche qui a pourtant contribué largement à sa réussite économique.
Le manque d’investissement de la recherche industrielle pèse également de manière indirecte sur les évolutions de la recherche publique, à visée applicative et dans une moindre mesure fondamentale. Celle-ci se voit tenue de pallier aux manques d’investissements privés, et se voit confier un rôle de quasi sous-traitance. La demande de rentabilité croît dans les EPIC (notamment le CEA) où les restrictions budgétaires visent principalement la recherche amont. La recherche publique est ainsi mise de fait sous contrôle d’une politique industrielle. La mise en place des pôles de compétitivité, ces labels attribués par le comité interministériel d’aménagement du territoire, va aggraver cette tendance : l’appartenance à ces pôles va devenir déterminant pour l’accès aux financements contractuels (ANR notamment) et aux recrutements dans les laboratoires publics (voir document sur l’accompgnement financier des pôles). Dans des domaines sensibles, comme la recherche sur les OGM, le nucléaire, la santé publique, les nanotechnologies, cette perte d’autonomie pose des problèmes déontologiques et de contrôle démocratique sur l’analyse des risques associés à l’utilisation de ces technologies.
S’il est urgent que s’ouvre, en France et en Europe, un débat sur les objectifs et les moyens d’une politique de recherche industrielle, celui-ci ne pourra faire l’économie d’une déconstruction de ce discours qui prétend faire de la recherche et développement la réponse à tous nos maux, et justifie donc le soutien public inconditionné et la non-taxation des profits. Ce travail critique a permis, dans le domaine du médicament, de faire s’effondrer le mythe d’une industrie pharmaceutique au service de la santé mondiale qui servait à justifier le refus de l’accès des pays pauvres aux traitements anti-sida notamment (lire "Le grand secret de l’industrie pharmaceutique" de Philippe Pignarre ou l’article de Laurent Ziegelmayer d’Aventis dans Ecorec). Si l’Etat doit continuer à soutenir la recherche industrielle, il est dès lors légitime que ses modes de fonctionnements, y compris au sein de l’entreprise, puissent être interrogés et évalués au regard d’objectifs publics. Devant l’incapacité structurelle des entreprises à investir une part significative de leurs bénéfices dans la recherche, la question d’une contribution sous forme d’un impôt spécifique sur les bénéfices, au niveau français ou mieux encore européen, mérite aujourd’hui d’être posée.