Autonomie des universités : la démission des audacieux
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, le 24 juin 2007Les pouvoirs publics se décident enfin à mettre en œuvre une réforme des universités, dont la nécessité avait été révélée à ceux qui l’ignoraient encore par le caractère strictement estudiantin du mouvement contre le Contrat de Première Embauche. Mais les mesures énoncées ont toutes les chances d’aggraver la situation, car elles ignorent les raisons de ce mouvement, qui à notre connaissance n’ont jamais été véritablement analysées. Enseignant sur le campus de Jussieu, mais ayant travaillé plusieurs années dans une entreprise affectée durement par la mondialisation, également père d’enfants inscrits dans une université, un lycée et une école tous publics, nous pensons utile de livrer sur le sujet quelques réflexions semble-t-il inédites.
La grève des étudiants l’an passé intervenait alors que se mettait en place l’harmonisation des cursus universitaires européens, décidée en l’an 2000 à Bologne par les ministres de l’enseignement supérieur. Le représentant français y était un professionnel de la politique, mais elle a été mise en œuvre par un nouveau venu en politique, philosophe de métier. A ce casting exactement inverse à ce qui serait souhaitable s’ajoutaient leurs appartenances politiques divergentes. L’incohérence prévisible fut au rendez-vous.
Cette réforme consiste à calibrer tous les enseignements européens sur une même unité de compte, le European Credits Transfert System, et à les organiser sur la base de semestres comptant 30 ECTS, sanctionnés par trois diplômes communs : Licence à Bac+3, Master à Bac+5 et doctorat à Bac+8 (d’où le nom de réforme LMD ou 3-5-8). Mais surgit une multitude de questions, dont voici les plus évidentes. À quel volume horaire et à quel type d’enseignement correspond un ECTS ? Valide-t-on un semestre si on a la moyenne aux 30 ECTS préparés ou à chacun d’entre eux ? Dans quelle mesure peut-on s’inscrire au semestre suivant si les 30 n’ont pas été validés ? Si l’on a suivi un semestre à l’université X mais que son programme pédagogique ne recoupe que partiellement celui de l’université Y, peut-on exiger de celle-ci d’être inscrit au semestre suivant en étant noté sur la base des seules connaissances acquises auparavant ? L’obtention de la Licence donne-t-il droit automatiquement à s’inscrire en Master ? Si l’on passe certains ECTS dans une autre université, est-on diplomé des deux universités, de celle du premier ECTS validé, du dernier, de celle du plus grand nombre d’ECTS préparés, obtenus ? Ces questions auraient dû être traitées au niveau européen. Elles ne le furent même pas au niveau national. Le ministère a demandé aux universités d’innover chacune à sa façon, prétextant un bilan d’expérience ultérieur. On l’attend toujours.
On comprend alors le désarroi estudiantin : quels débouchés pour ces diplômes nouveaux dont l’obtention était confuse, la notoriété en devenir, le contenu variable selon le lieu et l’année ? Sans s’en rendre compte, le gouvernement apporta une réponse : le Contrat de Première Embauche, garantie de travail incertaine pour les titulaires incertains d’un diplôme incertain. Les deux réformes sont rentrées en résonnance et ont débouché sur ce que l’on sait.
Quels bilans tirer de ces événements ? Au moins quatre.
Premier bilan : le diplôme national est vidé de sa susbtance. On trompe les étudiants en brandissant encore ce slogan obsolète, d’autant que ce n’est pas sa disparition qui, en soi, est problématique. A l’époque où le marché du travail était essentiellement national, et où l’État gérait directement chaque point du territoire, le diplôme national était l’assurance d’une carrière professionnelle satisfaisante. Mais à présent. la mondialisation et la décentralisation ont retiré au problème son caractère strictement national. Si l’on persiste à n’agir qu’à ce niveau, on n’obtiendra qu’un diplôme effectivement égal sur le plan national, mais dévalorisé par rapport à ceux délivrés par les établissements privés et étrangers. Repenser l’enseignement supérieur public au niveau européen était et reste une bonne initiative, mais il est de la responsabilité de l’Union Européenne d’assumer cette tâche jusqu’a bout. En premier lieu, l’effort financier colossal que demande une telle harmonisation rend légitime d’exclure des critères de Maastricht les investissements nécessaires, qui ne sauraient être assimilés à des dépenses de fonctionnement. Et ce n’est qu’une piste parmi bien d’autres si la classe politique veut prendre le problème à sa juste mesure..
Deuxième bilan. L’échec de cette réforme n’est pas dans son principe, mais dans sa réalisation, et cela était prévisible. Elle veut brasser toute la jeunesse concernée pour favoriser la rencontre des cultures, pour lui faire prendre conscience de l’étendue du monde en la sortant de son petit territoire, pour lui ouvrir le savoir sous toutes ses formes, en particulier linguistiques. Fort bien. Mais il est plus difficile d’organiser des enseignements pour un groupe hétérogène que pour des individus passés à travers le même moule. Or cette description s’applique mot pour mot à une réforme dont l’échec est patent trente ans après sa mise en œuvre : le Collège Unique. Dans les deux cas, une réforme généreuse spontanément bien accueillie par ses acteurs, car quand on aime on ne compte pas, y compris quand il s’agit de l’amour de la connaissance. Mais dans les deux cas, ceux dont le métier est justement de compter n’ont pas mesuré les moyens nécessaires à ces réformes et ne les ont pas mis à disposition.
On ne change pas la réalité par décret : quelque temps après le mise en place du collège unique, sont apparues les Zones d’Educations Prioritaires, prouvant qu’on n’avait fait que changer de nom un phénomène plus difficile à éradiquer qu’on avait feint de le croire. C’est ensuite tout le collège public qui a pati de la réputation de ces établissements difficiles, avec la fuite des meilleurs éléments dans le secteur privé dès que les familles en ont les moyens. Les mêmes causes ayant les mêmes effets, la réforme du LMD sera à l’université ce que le collège unique fut à notre enseignement secondaire. La faute la plus grave des universitaires est ne pas avoir signalé qu’on répétait la même erreur.
Troisième bilan. L’incapacité de la classe politique à tirer cette leçon, à anticiper la fronde des universités, à substituer aux formules devenues creuses des ambitions en prise avec le réel provient du système politique lui-même. Le résultat d’une réforme d’un service public s’apprécie sur une durée plus longue non seulement qu’un compte d’exploitation d’une entreprise, mais aussi qu’un mandat électoral. Quelle personnalité politique entreprendrait une réforme suscitant une part d’insatisfaits, quand la part de satisfaits ne prendrait conscience d’elle-même que bien après la date des prochaines élections ? Tant que l’accès aux pouvoirs publics sera ce qu’il est, la classe politique sera dans l’impossibilité d’oser les réformes objectivement nécessaires à un service public. Son role, et il est déjà énorme, est d’arbitrer quant aux volumes des moyens affectés à chacune des actions envisageables, car on ne peut financer tout ce qui serait idéalement souhaitable : veut-on privilégier la quantité ou la qualité de nos étudiants ? Ou les deux au détriment de la recherche ? Ou tout cela à la fois au détriment d’un autre ministère ? En ne répondant pas à ces questions incontournables et en prétendant savoir gérer un terrain qu’elle n’a objectivement pas d’intéret à connaitre, la classe politique se rend suspecte de vouloir détruire le service public non plus par une privatisation brutale, trop risquée politiquement, mais en exigeant de lui des missions impossibles destinées à le ridiculiser. C’est ici à l’opinion publique de comprendre où sont les responsables des difficultés du service public.
Quatrième bilan. Comme on l’a dit, chaque université a mis en place la réforme du LMD sans directive ministérielle, débouchant sur un mouvement étudiant d’une ampleur jamais vue depuis vingt ans. Constatons également que le désamiantage du campus de Jussieu a été confié à un établissement autonome qui en dix ans n’est même pas à la moitié du chemin. Ces deux exemples suffisent à réfuter l’affirmation du ministère selon laquelle le problème des universités est un manque d’autonomie en matière de recrutement des enseignants et de gestion de son parc immobilier. Examinons pourquoi.
Si la gestion immobilière du campus de Jussieu relevait du droit privé et non du droit public, il y aurait une probabilité non nulle pour que ce campus soit fermé pour insalubrité et que les conseils d’administration des trois établissements qui y résident soient mis en examen pour atteinte à la santé publique. Ce ne serait peut-être que justice, mais qu’on ne vienne pas dire que l’on va ainsi faciliter la scolarité des étudiants parisiens. Au dela de cet exemple, reconnaissons que l’Etat doit faire face à un changement d’échelle : les quatre facultés traditionnelles présentes dans le centre historique d’une poignée de grandes villes ont été remplacées par des centaines de petites unités réparties dans des endroits divers. La conclusion qui s’impose est de confier la responsabilité de ce parc aux collectivités territoriales, pas de demander aux présidents d’université d’exercer le métier d’agent immobilier duquel ils ne connaissent rien.
Le recrutement des enseignants, quant à lui, est une sorte de double concours, national puis local, arbitré par le Conseil National des Universités et les commissions dites de spécialistes propres à chaque université. Toutes ces instances sont composées majoritairement d’universitaires élus par leurs pairs. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y a là une grande autonomie. Qu’a-t-elle produit ? Pendant longtemps, l’enseignement était une tâche marginale parmi toutes celles confiées aux universitaires, notamment la recherche. L’activité de chercheur des candidats était donc le critère déterminant. Malgré l’accroissement de l’activité pédagogique, ce mode de jugement perdure, non pas tant par habitude, mais parce que dans le même temps, une autre évolution s’est produite. Auparavant, chaque chercheur recevait un budget souvent suffisant à financer ses recherches. Aujourd’hui, toute activité de recherche est financée par des contrats que tous les chercheurs, en concurrence les uns avec les autres, doivent réussir à obtenir d’organismes spécifiques. Les commissions de spécialistes privilégient donc inévitablement les candidats les plus aptes à obtenir ce genre de contrats afin de faire rentrer des fonds, plutot que les bons enseignants dont la qualité aura une incidence trop peu visible sur le fonctionnement de l’université. La seule nouveauté proposée par la réforme est de moduler leurs salaires en fonction de leur notoriété, ce qui permettrait en particulier d’attirer des universitaires résidant dans des pays où les salaires sont plus élevés. Présidents d’université et directeurs de laboratoire y voient l’occasion d’améliorer l’image de la recherche française, et c’est la seule raison recevable de l’adhésion de certains à cette réforme. Rien ne prouve cependant que l’effet espcompté interviendra, et comme on ne recrute pas un spécialiste pour lui confier des travaux de généraliste, il est mensonger de prétendre que ce mode de recrutement améliorera l’efficacité pédagogique des années de Licence.
Osons donc affirmer ce quatrième bilan : ce n’est pas d’un manque mais d’un excès d’autonomie dont souffre l’université française, en ce sens que les pouvoirs publics ne vérifient plus qu’elle remplit correctement sa mission officielle, considérant que sa mission réelle est de servir de variable d’ajustement du taux de chômage des jeunes. En demandant l’autonomie des universités, la classe politique avoue son impuissance à définir leur rôle aujourd’hui et à élaborer les instruments de son évaluation.
Reconnaissons que ce n’est pas facile. Il faut à la fois viser les objectifs non marchands d’un service public, et ne pas hésiter à utiliser les techniques de management moderne pour lui assurer un maximum d’efficacité face à ses concurrents privés. Qu’un pouvoir politique classé à droite, et s’octroyant généreusement le qualificatif d’audacieux, n’ait même pas traité ce deuxième point illustre l’impossible objectivité dont notre troisème bilan faisait état. Pallions cette carence.
L’université française peut être vue comme une entreprise dont le cœur de métier était la transmission de la connaissance pour la connaissance, et qui a diversifié son offre sans se doter d’un plan stratégique pour assurer sa position sur ses nouveaux marchés. Le premier cabinet d’audit venu conseillerait un recentrage sur le pôle d’excellence historique, la filialisation des activités nouvelles afin qu’elles puissent nouer des partenariats avec des acteurs plus stratégiques que la maison mère, et l’externalisation des postes non spécifiques à l’activité.
Dans le cas de l’université cela signifie que ses nouveaux départements (IUT, écoles d’ingénieur, services de formation permanente aux entreprises) doivent devenir indépendants, autrement dit que si autonomie il doit y avoir, c’est entre les différentes composantes de l’université, qui ont aujourd’hui des buts et des pratiques différents voire antagonistes. Les universités, au sens historique, ont pour partenaires privilégiés les organismes de recherches et les autres établissements d’enseignement ; les nouveaux départements ont des partenariats avec des entreprises. Les états d’esprits et les modes de fonctionnement sont trop divergents pour être confiés à un même conseil d’administration, quelle qu’en soit la structure. Cela n’entraine pas nécessairement la création de corps de métier séparés : dans tout processus de filialisation, le personnel peut être affecté à une filiale pendant quelques années, partir dans une autre, revenir à la première etc. Il faut des établissements spécialisés par fonction afin que les enseignants-chercheurs soient évalués selon la mission qui est attendue d’eux dans cet établissement, et que les jeunes puissent identifier clairement celui dont il ont besoin.
L’externalisation des postes non spécifiques concerne le personnel administratif et technique. Il est notoire que les salaires ridicules de la fonction publique ne permettent pas de recruter les plus performants sur ces postes, dont le nombre n’a cessé de diminuer alors qu’ils sont déterminants dans le bon fonctionnement d’un service public. De ce fait, les universitaires sont devenus leur propre secrétaire, leur propre comptable, leur propre ingénieur, et on a vu leur difficulté à gérer leur parc immobilier. Si l’Etat n’a pas les moyens de traiter ce personnel à la hauteur de ce que lui offre le secteur privé, ce qui serait souhaitable, que l’on confie ces tâches à des entreprises spécialisées susceptibles d’apporter des économies d’échelle. Mais qu’on s’assure chaque année que c’est bien le cas.
Continuons notre audit. Une entreprise s’approvisionne en matière première à laquelle elle ajoute de la valeur. Lorsque son fournisseur lui livre une matière non conforme au cahier des charges, elle lui est renvoyée, l’entreprise ne devant pas se voir reprocher par ses clients des défauts qu’elle ne peut corriger. La transposition de cette analyse dans le monde universitaire consisterait à renvoyer dans l’enseignement secondaire un bachelier qui révèlerait des lacunes telles qu’il ne pourrait qu’échouer aux examens de première année. Aussi choquant que cette analogie puisse paraître elle ne fait que conforter ce que révèlent les études de terrain : les échecs à l’universite sont dus principalement à des connaissances fondamentales non acquises au lycée voire au collège. Ainsi, les aménagements de la première année universitaire pronés par la réforme seraient moins efficaces qu’une amélioration de la performance des lycées, parce que, comme dans tout processus de recherche de qualité, plus on intervient tôt et plus le retour sur investissement est important.
On voit donc que poser le problème en terme d’accès inconditionnel à l’enseignement supérieur est trompeur : la question n’est pas qu’un jeune ait une carte d’étudiant entre 18 et 25 ans, mais qu’il passe à l’université des années utiles à son épanouissement intellectuel. Le véritable problème est qu’aujourd’hui un baccalauréat sans mention n’est plus un certificat d’aptitude à l’enseignement supérieur. La polémique sur la baisse de niveau est oiseuse, car chaque époque définit celui-ci différemment. Des métiers non qualifiés ont été remplacés par d’autres, demandant des jeunes de niveau du baccalauréat vu à présent comme un diplome terminal. Il est heureux qu’aujourd’hui 70% d’une classe d’âge accède à ce diplôme, mais son changement de signification oblige l’université à modifier ses règles d’admission pour assurer son bon fonctionnement.
D’une manière générale, valider une année d’étude avec juste la moyenne est un signe avant-coureur de difficultés l’année suivante. La solution la moins injuste et la moins coûteuse consiste donc en une double mesure : d’une part officialiser pour les universités ce que font les classes préparatoires officieusement, savoir n’accepter que des bacheliers titulaires d’une mention (près de la moitié des admis en 2006) ; d’autre part, autoriser un bachelier à redoubler sa terminale pour combler ses lacunes et viser une mention. Une telle mesure déboucherait sur une population étudiante plus homogène et plus conforme aux capacités d’accueil de l’université, qui aurait automatiquement plus de ressources à consacrer à la recherche. Elle résoudrait également les problèmes cornéliens des jurys de baccalauréat, présidés par des universitaires, qui hésitent à accorder ce diplôme à des élèves moyens pour la seule raison qu’ils viendraient grossir le flux des étudiants n’ayant pas (encore) leur place à l’université. Enfin, il est permis d’espérer que cette mesure aiderait les jeunes à prendre conscience plus précocement de l’importance du travail au lycée et au collège. Certes, elle augmenterait le nombre d’élèves en terminale, mais ce seront les plus motivés. Et quand on sait que la France est le seul pays industrialisé où le budget consacré à un lycéen est plus élevé que celui consacré à un étudiant, cet effort demandé aux lycées nous parait moins problématique qu’un transfert budgétaire destiné à organiser à l’université des concours quasiment redondants avec le baccalauréat.
Cette mesure est de type méritocratique, et on en connait les limites : un jeune de milieu défavorisé, même travaillant durement, aura moins de chances de réussite que le fils à papa qui en fait un minimum. C’est pourquoi la revalorisation des bourses, la modularisation des frais d’inscription en fonction des revenus des familles, et l’instauration d’un véritable soutien scolaire à tous les niveaux forment une revendication légitime de la jeunesse. Sur ces points elle ne doit pas céder. Mais qu’elle ne gaspille pas son énergie à demander plus de poids dans les conseils d’administration ni plus de garantie dans l’accès à l’enseignement supérieur : les professionels du cynisme sont imbattables lorsqu’il s’agit de transformer en coquille vide les bribes de pouvoir et les apparentes garanties qu’ils concèdent. Un niveau de vie décent, un interlocuteur toujours disponible en cas de problème valent mille voix à des conseils dont l’activité se résume à partager un gateau qui rapetisse jour après jour.
On peut contester cette analyse du malaise universitaire, mais on aurait tort de n’en faire aucune. A moins que ceux qui veulent tourner la page de Mai 68, dont ils n’ont visiblement toujours pas compris la signification, veulent le faire en en provoquant un nouveau. L’Histoire n’est jamais avare d’ironie.