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Autonomie des universités

Par Montlibert, le 9 juillet 2007

Dès 1998, l’OCDE et l’UNESCO, après les interventions et les rapports d’un think-tank (l’ERT, table ronde des industriels européens) et de la Commission Européenne, réclamaient une « nécessaire restructuration institutionnelle » de l’enseignement supérieur pour qu’il se rapproche des entreprises en créant des synergies et des transferts de connaissances entre les laboratoires publics et la recherche appliquée des entreprises privées et qu’il apprenne à « prospecter des marchés », « à manager ses compétences ». Mais pour cela il fallait que les universités « peu flexibles », « peu efficaces », « trop lentes à s’adapter aux changements » changent radicalement de système de fonctionnement et de « gouvernance » et acceptent la concurrence qui seule, comme le disait déjà Paul Leroy Beaulieu en 1891, transporte « les entreprises privées en vertu de la flexibilité dont elles jouissent, de la rapidité aux adaptations successives, de la part plus grande qu’elles font à l’intérêt personnel, à l’innovation, de leur responsabilité mieux définie à l’égard de leur clientèle, de la concurrence qu’elles subissent et qui les stimule... ». Pour cela il fallait, disaient encore les rapports, supprimer les instances collégiales trop sensibles à la recherche de consensus et surtout à l’affirmation de valeurs universalistes et les remplacer par des « équipes de direction » travaillant à réaliser des « plans stratégiques » (management par objectifs et pilotage de la recherche par projets) et à développer « une culture d’entreprise ». Ces supputations ont été transformées en objectifs lors du Conseil Européen de Lisbonne du 24 mars 2000 qui appelait « un programme ambitieux en vue de moderniser les systèmes d’éducation » ; l’autonomie des universités visée par le président de la République et par sa ministre de l’enseignement supérieur s’inscrit directement dans cette continuité.

Pour bien saisir les ambitions de la loi en cours d’élaboration et voir en quoi elle continue et institutionnalise les élaborations, projets et philosophies antérieurs, il suffit de lire le commentaire qu’en fait Monique Canto-Sperber dans un article intitulé « Autonome, l’université pourra construire sa politique scientifique » publié le 26/06/2007 dans Le Figaro. Seul, écrit-elle, un système ayant une autonomie de décision peut « réagir vite », « concentrer des moyens sur un domaine de recherches », « adapter la politique de formation », « définir une stratégie de recrutement des enseignants... ». Grâce à la réforme les universités pourront « gérer librement la répartition des crédits de la masse salariale... » et, puisqu’ « il n’y aura plus d’affectation détaillée » utiliser comme elles l’entendent les « crédits de fonctionnement et d’investissement... » ; les universités pourront aussi « recruter sous contrat » ; elles pourront encore rentabiliser leurs « biens » matériels et immatériels et en « faire une source de revenus » ; enfin si les universités sont stimulée par la concurrence, « chacun montrant ce qu’il vaut », et soumises à une évaluation « non faussée » - comme le rappellent sans cesse les traités européens - une différenciation marquée des établissements d’enseignement supérieur se développera permettant une nette identification des établissements d’élite. Allant au-delà de ces propositions, l’auteure de l’article laisse entendre que ce système serait plus efficace encore si l’équipe de direction pouvait « créer des emplois », bénéficier de « moyens » étatiques et non étatiques ( peut-être des fondations, des dotations régionales, des ventes de produits ), développer une politique commerciale autour de « ses biens », se recentrer, comme toute bonne entreprise, sur ses pôles d’excellence, recruter comme elle l’entend des enseignants, (ce qui peut laisser supposer de payer différemment les enseignants sous contrat et les enseignants fonctionnaires et pourquoi pas de mettre en place par une distribution de primes un système de sujétion).

En somme chaque établissement d’enseignement supérieur pourrait devenir une entreprise conquérante appliquant toutes les recettes du management contemporain et chaque président un chef d’entreprise contrôlant « son personnel ». Avec la loi sur l’autonomie des universités, il ne s’agit pas seulement, on l’a compris, de réorganiser le mode de décision mais bien d’instaurer une autre université dont la « déréglementation » permettra toutes les modifications ultérieures, préludes à une privatisation partielle ou totale.

Reste que l’autonomie des présidents d’université qui ne rêvent que de diriger une entreprise sur « le marché de la connaissance » et de faire partie du cénacle des « élites » est antinomique de l’autonomie fonctionnelle des univers de la production des connaissances et de la diffusion du savoir.

Les savoirs les plus avancés ne se produisent que dans des mondes constitués autour d’un point de vue particulier (une discipline), récusant tout autre moyen que la rigueur du raisonnement et la preuve pour triompher, progressant avec l’échec, la crise, le conflit de méthodes qui montrent que la coopération entre l’analyse théorique et l’expérimentation est toujours à recommencer, mieux cette production s’établit dans des microcosmes utilisant la raison pour provoquer des crises engendrant des idées nouvelles [1].

L’autonomie dont la recherche et l’enseignement ont besoin est d’une toute autre nature que celle du projet de loi Sarkozy-Pécresse. C’est la possibilité de déterminer librement les thèmes de recherche, les problématiques, les méthodes en fonction d’un état des connaissances ; plus précisément la possibilité de construire une recherche qui se fait « contre quelque chose, peut-être contre quelqu’un, et déjà contre soi-même  » disait Bachelard ; c’est en quelque sorte la possibilité qu’existe un monde réglé par des mécanismes sociaux très particuliers qui font que de l’affrontement réglé (usage de méthodes pour faire la preuve et vaincre) naît la raison scientifique ; mieux la cumulativité du travail scientifique est toujours polémique, mieux la polémique produit la raison scientifique [2]. Cette autonomie se nourrit, contrairement à toutes les déclarations sur la pluridisciplinarité, de cette spécialisation qui suppose une immense culture scientifique générale et qui actualise toute la puissance des recherches antérieures. Elle ne divise pas le monde en recherche fondamentale et recherche appliquée – sachant pourtant que l’utilitarisme et le pragmatisme de celle-ci ont souvent desservi les « valeurs de vérité » - car l’autonomie de la pensée scientifique exige, pour se saisir d’un problème pratique, de le défaire, de le décomposer, de le déconstruire, en un mot de le détruire comme pratique pour le repenser, le replacer, l’intégrer dans le savoir scientifique. Une telle position n’est pas sans conséquences sur l’enseignement universitaire qui ne peut se dissoudre dans une pluridisciplinarité toute illustrative et émiettée comme c’est le cas avec les premières années de LMD [3], (loin de répondre aux interrogations des étudiants cette dilution du savoir ne fait que renforcer leur désintérêt), mais qui, pour rester cohérent avec les exigences de la raison scientifique, ne peut se construire qu’à partir d’une réflexion spécialisée qui montre l’importance des connaissances qui y sont importées et d’une critique des pratiques (quelles soient managériales, économiques, scientifiques et même pédagogiques) qui permet de savoir ce que l’on fait, « on ne sait pas une chose alors même qu’on la fait , disait Brunschwigg, tant qu’on ne sait pas qu’on la fait ».

En fait l’institutionnalisation d’un nouveau mode de gestion des universités, en imposant une transformation en profondeur du système de fonctionnement, vise à faciliter l’appropriation des savoirs par les entreprises dominant le champ économique : mobilisation des chercheurs sur des thématiques plus marquées par l’utilitarisme, nouvelle répartition dans la division du travail bien accordée aux stratégies des familles des groupes sociaux dominants soucieux de contrôler la reproduction sociale à leur avantage, diffusion d’un modèle plus en phase avec les exigences de l’habitus économique.

Qu’on le veuille ou non, le savoir est une œuvre collective - l’auteur ou le savant n’est que très partiellement le producteur ou l’inventeur de son texte - qui, dès lors, ne peut pas avoir de propriétaire. Dans ces conditions toute tentative d’accaparement des connaissances devient inéluctablement un détournement d’un « bien commun » qui pourrait bien, dans quelque temps, en restreignant sa diffusion à quelques uns, affecter la libre production du savoir et conduire la « vérité » à devenir négociable.

L’indépendance des universitaires et chercheurs qui exercent au plus haut degré leur fonction critique, qui est toujours une remise en cause de la pensée installée et une découverte de ce qui ne se voyait pas jusqu’alors, a toujours irrité aussi bien les gestionnaires qui ont besoin d’uniformité et de permanence que les politiques dont le pouvoir repose sur le plébiscite et le consensus. Cette liberté de choix des enseignements et des thèmes de recherche n’existe qu’autant qu’elle a été institutionnalisée dans un mode de fonctionnement reposant sur une organisation particulière : élection des responsables, courte durée des mandats, recrutements qui échappent aux administrateurs, titularisation comme fonctionnaire, affectation des crédits contrôlée par des élus... Supprimer cette organisation et la liberté nécessaire à la recherche, substantielle à la production de la raison scientifique, suivra le même chemin. Le « nettoyage idéologique » pourra fonctionner : qu’on le comprenne bien il ne s’agit pas tant d’une manœuvre politique mais plutôt, et c’est autrement plus grave, d’institutionnaliser des modes de fonctionnement qui entraîneront une mise au pas de tout ce qui n’est pas utilitaire ou consensuel. Que miroitent une espérance d’embauche ou de renouvellement d’un contrat, des primes ou une « bonne notation », des crédits de recherche plus importants ou l’honneur d’appartenir à un établissement d’élite et « l’esprit du commerce » comme « la culture d’entreprise » s’insinueront sans qu’il y ait besoin des injonctions des commanditaires.

Christian de Montlibert

[1] « Il y a plus. Il semble que, par un paradoxe insigne, l’esprit scientifique vive dans l’étrange espérance que la méthode elle-même trouve un échec total. Car un échec, c’est le fait nouveau, l’idée nouvelle ». Bachelard G., L’engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, P.39.

[2] Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Paris, raisons d’agir, 2002.

[3] Borja et allii, « misère de la sociologie ; analyse de l’un des fossoyeurs de la sociologie : le LMD. » Regards sociologiques, 2006, n° 31