Monde de la recherche et de l’université, salariés des entreprises :
Voilà pourquoi nous avons des choses à faire ensemble !
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, le 24 novembre 2007Les chercheurs et le monde universitaire multiplient depuis de longs mois actions et appels à l’opinion publique contre les réformes de la recherche et de l’université. A l’opposé, certaines exigences sociales, liées à la dégradation de l’emploi, à l’exacerbation de la guerre économique, s’expriment pour prêter au moins pour l’instant une certaine légitimité à ces réformes gouvernementales. Mais ce qui domine c’est bien la faible intervention des salariés du monde des entreprises dans le débat.
Il n’est peut être pas inutile de réfléchir à cette situation à partir des évolutions du travail dans les entreprises du fait des avancées scientifiques elles mêmes.
La science, l’université ont libéré l’Humanité du poids du divin, ouvert la voie de son émancipation par rapport aux forces naturelles et parfois aux pouvoirs établis. Nous retenons assez facilement qu’elles ont concouru à modifier ce que l’Homme peut construire et comment il le construit, y compris en terme de productions sociales et culturelles. Mais prête t-on suffisamment attention au fait que les avancées des connaissances et les pratiques qui y conduit ont aussi modifié la nature du travail ?
Jusqu’où la recherche et la science ont-elles transformé le travail ? Quelles conséquences ont en retour ces évolutions sur elles, leur enseignement et leur statut dans la société ? Voilà des questions d’importance pour qui veut réfléchir à la science et au devenir de l’université.
La science ouvre en permanence de nouveaux domaines d’activités à l’humanité et lui fournit des moyens de réduire et simplifier le travail d’exécution.
Elle nourrit le processus de parcellisation/spécialisation du travail concourant à développer des métiers nouveaux, à en rendre d’autres désuets.
Enfin, elle élargit encore et toujours la place, l’utilité, l’efficacité, de la conceptualisation et de l’abstraction dans le travail. Cet aspect des choses est désormais fondamental.
Qui fait l’avenir du travail ? La science ou l’entreprise ?
Très longtemps, « le monde du travail, de l’entreprise, a développé par lui-même ses propres savoirs, savoir-faire, méthodologies. La science faisait de même de son coté, avec et pour sa propre logique, trouvant d’ailleurs dans « le travail en général », « le travail commun », une matière première qui nourrissait son inspiration et son exploration du monde. Par la compréhension qu’elle permettait des lois de la nature, par l’efficacité des outils conceptuels qu’elle créait, elle rationalisait les savoirs empiriques développés dans et par le travail, permettant alors à ce dernier de gagner en efficacité.
Aujourd’hui, un changement est en train d’opérer : la science est à la source des savoirs et des méthodologies, des techniques qui feront autant, sinon plus, l’avenir du travail que l’expérience empirique des entreprises. L’entreprise ne peut plus se revendiquer le terreau de l’avenir du travail. Elle devient désormais le jardin où se cultivent les avancées de la science.
L’image pêche certainement par son outrance ! La science a notamment de plus en plus besoin de la technologie pour son développement. Elle doit recourir pour ses travaux à de techniciens, des ingénieurs en grand nombre. Reste que l’entreprise, son expérience ne sont effectivement plus à la source des évolutions décisives du travail.
L’état du monde, de la société nourrissent encore l’orientation des travaux de recherche. Toujours par souci de comprendre sur quelles réalités le travail agit. Mais moins pour améliorer les pratiques professionnelles que pour ouvrir au travail de nouveaux espaces, moyens, savoirs, matériaux et outils, tout en étant convoquée au chevet de la planète.
Science et pouvoir.
La science a réservé ses éléments explicatifs du monde très longtemps aux classes supérieures ou en devenir. La science a ainsi été un instrument de transformation de la société par le haut. Aujourd’hui en transformant le travail directement, en imposant aux entreprises un besoin de plus en plus massif de salariés maîtrisant ses avancées, la science devient un outil à transformer la société par le bas.
Désormais l’apport de la science et de la recherche ne réside plus seulement dans les avancées techniques. Elles transforment l’approche du travail, son contenu. Elles mettent en situation de responsabilité, donc de pouvoirs à assumer, de plus en plus de salariés. Ce n’est pas donc pas tant la science et l’enseignement supérieur qui sont inadaptés à l’entreprise que l’entreprise et le travail qui ont besoin d’intégrer les conséquences des avancées et pratiques scientifiques.
C’est la rançon directe de la démarche scientifique qui appréhende la maîtrise du monde et le travail humain par l’approche conceptuelle. L’efficacité de cette démarche d’abstraction et de conceptualisation pour comprendre et penser, construire le monde est telle que les entreprises veulent pouvoir l’étendre à elles-mêmes et surtout pour elles-mêmes. Elles ont besoin de salariés en capacité de tirer le maximum des concepts scientifiques dont elles veulent aussi contrôler l’émergence... Mais quel terrible défi !
Hier, il pouvait y avoir concentration et au pire, collusion entre pouvoir et maîtrise du savoir. Aujourd’hui ce savoir doit être concédé en masse. Comment préserver dès lors le pouvoir alors que tout pousse au partage ?
Les enjeux des réformes qu’on veut nous imposer.
Le patronat a sa réponse. Affirmer sur le monde universitaire et de la recherche le rapport de subordination qui caractérise aujourd’hui massivement le travail. La marchandisation du métier de chercheur est une des voies qui peut le lui permettre.
Aussi le débat n’est pas tant de douter de la volonté gouvernementale d’accroître le nombre de diplômés du supérieur, ou d’assurer un certain développement scientifique que d’examiner la nature des liens qu’il veut tisser entre recherche, science et entreprise.
Il n’y a en effet rien de surprenant à voir le gouvernement préserver un peu mieux le budget de la recherche et des universités que celui des autres services de l’état. Les entreprises ont besoin que la recherche puisse continuer à progresser ! Le vrai enjeu est ailleurs. Qui orientera le budget et l’effort de recherche ? Qui décidera de la nature des moyens à mettre en œuvre ? Qui définira les finalités et pour quels intérêts ? Qui évaluera le travail scientifique, avec quels critères ? Dans quelles conditions travailleront les personnels ?
Il n’y a de même aucune surprise à voir les revendications étudiantes en partie « entendues ». Les entreprises ont un vrai besoin de diplômés de l’enseignement supérieur. La marchandisation de la formation supérieure n’est pas leur objectif stratégique. Elles sauront mettre de l‘eau dans leur vin si le rapport de force l’exige.
Fonder l’opposition aux réformes sur les seuls enjeux budgétaires ou les conditions d’études pourrait donc conduire à d’éventuelles victoires sociétales qui seraient des victoires politiques à la Pyrrhus si le débat n’était pas aussi mené sur les enjeux de fond.
Pour le monde universitaire et de la recherche, il s’agit de mettre en perspective le rôle de la science dans l’évolution du travail, la place à donner aux finalités du travail scientifique face à l’hégémonie actuelle de l’entreprise et de ses finalités sur la société.
Quant à la jeunesse, elle doit élargir son champ d’intervention. En plus des conditions d’étude et de vie des étudiants, de la reconnaissance des formations, elle doit anticiper, pour elle-même sur les réalités du monde de l’entreprise et des enjeux de société. Elle doit peser sur le contenu et les finalités de la formation : Pour quel rôle social, quelles responsabilités, pour quelles finalités du travail, pour quelle place dans l’entreprise et pour vivre dans quelle société faut-il que la jeunesse se forme ?
Voilà pourquoi le débat à mener est inédit. Voilà pourquoi il faut partir de l’apport de la science au travail.
Quelles luttes ?
Plus que ses découvertes, la force de la science c’est sa démarche et notamment son approche par l’abstraction et la conceptualisation qu’elle transmet au travail. Comment affronter cette généralisation de l’approche abstraite et conceptuelle de la Science au « travail en général » ?
Ne nous cachons pas que cette question à des implications sur la place du travail scientifique et intellectuel dans la société tout autant que sur celle du travail d’exécution qui a été délibérément de plus en plus simplifié et fortement vidé dès décennies durant d’« intelligence conceptuelle ».
Aussi les débats actuels ne sauraient se limiter à un débat à trois, patronat - monde universitaire et de la recherche – gouvernement. Le monde du travail y est aussi intéressé au premier chef !
Il y a donc certainement à débattre des conditions du bon usage des concepts et de l’abstraction élaborés par et pour la science par un monde économique fort éloigné des préoccupations des scientifiques et de l’université.
Certes la validité des connaissances scientifiques ne relève pas plus de la démocratie que le marché. Reste que la démarche et la vie scientifique sont fondées sur la liberté, le droit d’inventaire à l’encontre de ce qui semble acquis, le partage, la coopération, l’émulation des intelligences, l’intérêt général, le long terme, la validation par la confrontation, la collectivité et la preuve... Autant de valeurs et de choix de fonctionnement que les entreprises dans leur conception actuelle ont du mal à intégrer !
Des lors, peut-on construire une réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche sans aussi réformer l’entreprise jusque dans ses finalités et ses relations à la société, ses modes de fonctionnement internes ?
Autour de quels équilibres, science et formation doivent-elles servir à la société, à l’Humanité, à l’action des hommes et aux intérêts de ceux qui possèdent l’entreprise ?
Quel rapprochement recherche – travail ?
Comment rapprocher « le travail en général », le monde de l’entreprise et la démarche scientifique sans que celle-ci se fragilise et perde au final son efficacité historique pour la société ?
La valorisation rapide de ses travaux par le monde économique est une source de fierté légitime pour tout chercheur. Doit-elle devenir la condition de l’exercice de son métier ? La société ne devrait-elle pas assurer, codifier les conditions de l’exercice du travail de recherche indépendamment de la nature publique ou privée de l’employeur ?
Ne faut-il pas garantir que des champs de recherche puissent être explorés avant même d’en voir une utilité sociale ?
Sur quoi repose l’efficacité de la démarche scientifique ? Si la liberté en est un élément décisif, quelle place accorder à son apprentissage dans les cursus de formation ? Comment garantir que cette liberté apprise puisse continuer de s’exprimer à l’entreprise et dans les rapports université – recherche - entreprises ?
Si le droit d’inventaire sur les concepts scientifiques les plus acquis est un autre élément de l’efficacité de la démarche scientifique, faut-il accorder une exception à ceux utilisés par les entreprises ? Faut-il et comment assurer dans les cursus de formation la capacité d’un regard critique sur leurs concepts, y compris ceux touchant à la gestion ?
Si les questions d’égalité des chances, de conditions d’étude conservent leur importance, les questions du contenu et du sens donnés aux formations supérieures sont donc désormais décisives pour le travail que pourront, sauront, auront appris à développer la jeunesse, la science et l’université. Les unes et les autres auront-elles encore demain les moyens et la culture pour continuer à penser sans tabou l’avenir du monde, l’avancée des connaissances, l’évolution du travail, les responsabilités individuelles et collectives ?
Ne pas se contenter des luttes d’hier !
Alors ! « Former des citoyens ou de la main d’œuvre pour les entreprises » ? Ce débat classique mobilise depuis longtemps le monde universitaire qui y voit une justification fondatrice de son indépendance. Mais elle l’isole aussi des préoccupations de ceux qui travaillent ou savent qu’ils auront a travailler a l’entreprise.
Ne s’agit-il pas désormais de retourner au plus vite la problématique : Former, armer même, les futurs salaries pour qu’ils soient en capacité d’être pleinement citoyens dans leur travail et son cadre actuel de subordination ou former à des valeurs qui seraient universelles sauf dans le travail ?
A quoi servirait de former des citoyens qui laisseraient encore et toujours aux seuls propriétaires des entreprises le soin de penser les finalités du travail ? N’est-ce pas lui qui construit le monde avec une efficacité toujours plus redoutable ? Au vu de cette puissance inédite du travail dans l’Histoire humaine, les rapports de subordination qui le caractérisent dans la société actuelle ne doivent-ils pas s’effacer pour qu’à la fois il se libère et se responsabilise ?
D’une certaine manière, pour défendre efficacement une conception progressiste de la science et de la culture, recherche et université ont besoin de travailler avec le monde du travail afin de faire prévaloir le meilleur de la démarche scientifique au cœur des entreprises. Ils ont besoin d’un investissement plus fort du monde du travail sur les enjeux de la recherche et de l’enseignement supérieur. Inversement celui-ci doit s’inviter au débat car la valeur du travail de demain dépendra de la valeur du travail scientifique et des formations supérieures.
Un immense effort est donc devant nous : rapprocher nos luttes respectives et parvenir à faire coopérer le monde du travail avec le monde universitaire et de la recherche sur l’enjeu du travail et de l’élaboration des connaissances.
Ils doivent partager aujourd’hui un souci commun : libérer le travail des rapports de dominations liés à des positions sociales établies dans d’autres moment historiques pour pouvoir le responsabiliser et développer des Individus plus libres, plus cultivés, plus civilisés et plus responsables individuellement et collectivement.
L’enjeu de gouvernance de la science et du travail.
Tout cela oblige à investir le terrain de la gouvernance : gouvernance des universités des pôles de compétitivité... et des entreprises.
Pour l’heure, à travers les réformes seule la gouvernance et de la recherche des Universités est traitée. Elle n’est pas réfléchie à partir de la place décisive que prend la science dans le travail. Elle n’est traitée qu’à partir d’une double critique : une inefficacité parfois réelle et une inadaptation aux besoins des entreprises.
La réponse qu’on nous propose se veut limpide !
Coté université, il suffit de renforcer le rôle des présidents, de leur organiser un tête à tête privilégié avec le patronat qui aura non seulement le droit de siéger au CA mais aussi le privilège de pouvoir apporter des financements donc de pouvoir exiger des contreparties… Pour faciliter plus encore cette future emprise des entreprises, il suffit de faire reculer dans les structures de concertation et de gouvernance la présence des Confédérations syndicales. Celles pourraient en effet apporter des éclairages différents, gênants, sur la réalité et les enjeux du monde du travail et de la société. Les véritables enjeux seront ainsi pour une large part évacués. Représentants des étudiants et des personnels des universités et de la recherche ne pourront que restreindre leur intervention à leurs seules réalités professionnelles. Pour les chercheurs et personnels du monde universitaires, la finalité de leur travail pour la société, pour les étudiants, leur avenir dans le mode de l’entreprise seront aux mains des entreprises…
Coté gouvernance de la recherche, il suffit de créer l’ANR et des pôles de compétitivité où les entreprises sont à bien plus l’initiative que les chercheurs ou les salariés des entreprises.
Par contre la gouvernance des entreprises est plus que jamais sujet tabou. Y toucher serait toucher à un pouvoir qui refuse d’être contesté dans ses finalités et partagé avec ceux qui travaillent à produire le monde réel.
Personne ne peut être aveugle à un tel déséquilibre ! Personne ne peut l’accepter !
Ensemble ?
Les liens de plus en plus étroits tissés par la science et l’universités avec le travail et la société en général appellent objectivement au développement de fortes convergences entre chercheurs, personnels des universités et de l’enseignement supérieur et l’ensemble des autres salariés tant pour le développement progressiste de la société que pour empêcher la main mise patronale sur l’ensemble des capacités humaines de travail et de développement.
Les organisations syndicales étudiantes, les confédérations de salariés, les syndicats des chercheurs et des personnels de l’enseignement supérieur sont devant le lourd défi de construire des convergentes inédites de luttes et de propositions.
Le monde de la recherche peut apporter une conception libérée et responsable du travail. Les salariés du monde de l’entreprise ont l’expérience des pratiques patronales, la connaissance des réalités et objectifs des entreprises.
Les uns et les autres sont désormais engagés dans des combats complémentaires. Leur unité est une question incontournable face à un pouvoir aussi imposant que celui de l’entreprise. Arrêtons de nous ignorer.
Francis Velain
Ingénieur.
Syndicaliste UGICT-CGT
Novembre 2007