L’enseignement postsecondaire au Canada à la croisée des chemins
le 29 novembre 2007
Dans cette présentation faite en novembre 2005 par James Turk, DG de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, au Dialogue national sur l’éducation supérieure, à Ottawa, on lira une analyse critique, pour le Canada, de ce qui est le mode dominant d’évolution du fonctionnement des universités que l’on retrouve dans de nombreux pays. Cette évolution est souvent présentée, bien à tort, comme normale ou inéluctable. Cette analyse devrait être lue comme un appel à ne pas renouveler les mêmes erreurs en France en 2007.
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Pendant toute la fin des années 1960, et durant les années 1970 et 1980, le Canada a établi un système enviable d’éducation postsecondaire offrant un accès sans précédent aux universités et aux collèges, et présentant un enseignement de bonne qualité dans tous les établissements. Les importantes contributions financières du gouvernement fédéral, qui ont débuté après le rapport de la Commission Massey au cours des années 1950, sont à l’origine de la croissance et de l’évolution de ce système, permettant à toutes les provinces de dépasser le concept d’un enseignement postsecondaire limité, élitiste et d’accès sélectif.
Or, des difficultés sont apparues à l’horizon lorsque le gouvernement Mulroney, en 1986, a limité les transferts de fonds pertinents aux provinces à un maximum correspondant au taux de croissance de l’économie moins deux pour cent. La situation est devenue plus inquiétante en 1989, lorsqu’on a annoncé d’autres coupures dans les transferts de fonds, et en 1991, quand on a gelé entièrement le Financement des programmes établis.
La situation a pris les proportions d’une crise en 1996, quand le ministre des Finances Paul Martin a regroupé tous les transferts fédéraux de fonds pour l’enseignement postsecondaire, la santé et les services sociaux en un seul élément global inconditionnel, le Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux, et réduit le budget de celui-ci de sept milliards de dollars.
Nous connaissons tous le résultat. À l’exception de la Colombie-Britannique (jusqu’à l’élection de son gouvernement actuel) et du Québec (qui a conservé un engagement envers l’accès), les frais de scolarité ont grimpé en flèche dans tout le Canada, augmentant de 135 % entre 1991-1992 et 2005-2006. Les personnes les plus durement frappées par cette situation sont les étudiants inscrits aux programmes professionnels (notamment la médecine, la dentisterie et le droit), où les frais commencent à dépasser 20 000 $ par année, de sorte que, pour s’inscrire, il faut soit que la famille soit riche, soit que l’on accepte d’assumer une dette massive. Fait tout aussi dérangeant, la dette croissante occasionnée par les frais de scolarité élevés modifie les décisions de carrières des étudiants, qui choisissent des options plus lucratives (p. ex., le droit des sociétés plutôt que le droit familial ou du travail, la cardiologie et d’autres spécialités bien rémunérées plutôt que la médecine familiale).
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Les coupures dans les transferts fédéraux, souvent accompagnées de réductions des fonds provinciaux par étudiant et par dollar constant, signifient que l’on n’a pas pu maintenir convenablement une infrastructure vitale : bâtiments de classes, laboratoires, bibliothèques. L’Association des universités et collèges du Canada a estimé en 2002 qu’il fallait 3,6 milliards de dollars uniquement pour assumer les travaux d’entretien en retard dans les universités canadiennes.
Les coupures de financement ont empiré les proportions relatives professeur-étudiants : il y a trois pour cent de moins d’équivalents temps plein (ETP) parmi les professeurs dans les universités canadiennes qu’il y a une décennie, tandis que le nombre d’ETP des étudiants a augmenté de plus de 26 % pendant la même période.
Soucieux de maintenir la haute qualité de leurs programmes, les universités et collèges ont fait de leur mieux pour trouver des solutions de rechange aux coupures gouvernementales. Les mécènes privés, longtemps appréciés par nos établissements, ont pris une nouvelle importance et sont énergiquement sollicités. La poursuite enthousiaste des fonds privés a soulevé des préoccupations légitimes car les donateurs, dans certains cas, ont reçu des droits qui transgressent les principes vitaux du contrôle exercé sur les décisions prises en matière d’enseignement.
À un niveau plus superficiel, la recherche de soutien privé commence à faire ressembler nos collèges et universités à des palais des sports professionnels, blasonnés de noms et de logos d’entreprises, depuis l’affichage d’annonces à des endroits stratégiques sur les murs des toilettes des écoles jusqu’à l’attribution, à des facultés, de noms de donateurs ayant largement suppléé au financement public. Nous ne remarquons plus l’ironie d’une importante université de recherche qui a donné à sa faculté d’études environnementales le nom du dirigeant d’une entreprise pétrolière et gazière, ni d’une autre dont l’école commerciale porte le nom d’une personne qui est au centre d’un scandale de plusieurs millions de dollars pour transactions d’initiés.
Ce qui est plus dangereux, c’est que la recherche nécessaire de fonds pour compenser le sous-financement gouvernemental a encouragé l’adoption de modèles de gestion industrielle, souvent contraires au système collégial de gouvernance qui nous sert bien depuis très longtemps. L’autorité dispersée des comités ministériels, des conseils de faculté, des sénats et des conseils d’administration subit des pressions en vue de céder le pouvoir à une administration centrale, d’accepter un modèle plus hiérarchisé qui accorde de l’importance à l’efficacité et au caractère décisif plutôt qu’à la consultation et à la prise de décisions collectives, lesquelles sont pourtant si utiles aux établissements pédagogiques.
De même, le souci légitime de responsabilisation de nos établissements est simplifié à outrance par l’emprunt d’indicateurs de rendement à l’image de ceux de l’industrie. Des indicateurs facilement quantifiables sont adoptés par des personnes qui croient que les universités et collèges peuvent être aussi faciles à classer que des équipes de la LNH. Mais la nature des universités et collèges, et la complexité de leurs actions, empêchent toute quantification simple et significative. La responsabilisation, comme l’indiquent clairement Bill Bruneau et Don Savage dans leur merveilleux ouvrage Counting Out the Scholars, doit être abordée au niveau local et non dans le cadre de dispositions bureaucratiques provinciales ou nationales.
Le plus important est peut-être que le fait de concevoir nos établissements en terme d’entreprises met en danger la nature de la relation entre professeur et étudiant. Nous, les professeurs, sommes transformés en fournisseurs de services, et les étudiants, en clients.Le désir de fournir un service le plus économique possible (mû par le sous-financement et par une adoration répandue pour le marché) a mené des administrations universitaires et collégiales à imiter le secteur privé dans l’évolution accrue des tâches vers des emplois occasionnels, qui remplacent des postes à plein temps à rémunération décente par des employés temporaires mal payés et des contractuels à temps partiel. D’autre part, à la table de négociation, les administrations universitaires exigent toujours que nous acceptions la création ou l’accroissement du nombre de postes de professeurs uniquement axés sur l’enseignement, au mépris d’une caractéristique vitale de l’enseignement universitaire, c’est-à-dire le fait que les professeurs universitaires sont également des chercheurs au service de leurs établissements, de leur profession et de la collectivité.
Actuellement, aux États-Unis, plus de 60 % des nominations de professeurs pour l’enseignement supérieur ne mènent pas à la permanence. Nous n’avons aucun nombre fiable et valide pour les professeurs canadiens, car Statistique Canada n’a pu recueillir les chiffres auprès de nos établissements, mais nous avons toutes les raisons de croire qu’il en va de même chez nous aussi.
L’évolution de notre profession vers des emplois occasionnels n’est qu’une partie du problème. Le fait d’être invité à considérer les étudiants comme des « clients » est également grave. En qualité d’enseignant, je ne suis pas un fournisseur de service, et mes étudiants ne sont pas des clients. Mon but n’est pas de les inciter à acheter un produit que je vendrais, mais de les faire participer à un examen critique, afin de contester différentes perspectives. Cela pourrait les rendre mal à l’aise à l’égard de leurs opinions et de leurs croyances à long terme. L’objectif consiste à les aider à jeter un regard neuf sur le monde, à leur donner des choix afin qu’ils puissent étudier de manière critique des options et mieux les comprendre pour eux-mêmes, ce qui est loin de ressembler aux tâches d’un commis chez Gap ou d’un associé aux ventes chez Walmart.
De même, le sous-financement et la mentalité dominante de marché ont eu un effet délétère sur la recherche universitaire. Malgré de récentes augmentations des fonds fédéraux, le Canada ne réussit pas à fournir un soutien nécessaire. En outre, une trop grande proportion de cette aide nécessite un cofinancement, où l’on relie la recherche aux préférences de tiers.
Encore plus grave, on constate un intérêt à trop court terme pour la commercialisation, qui porte à négliger le fait que les applications commerciales les plus précieuses proviennent de recherches scientifiques de base, et non pas d’une démarche axée sur une rentabilité commerciale.
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La priorité devrait être de financer la recherche de base :
« La principale raison de financer la recherche de base, suffisamment et avec une vision importante, consiste à attirer les meilleurs chercheurs du monde entier. Une fois parmi nous, ils peuvent préparer les prochaines générations canadiennes de diplômés d’études supérieures, de détenteurs de maîtrises et de doctorats et les amateurs d’études postdoctorales, y compris les meilleurs étudiants étrangers. Tout le reste découle de cela. »
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Bien que les transferts de fonds aux provinces se soient amenuisés, le gouvernement fédéral a consacré des milliards de dollars à une série de programmes comme les Bourses d’études canadiennes du millénaire, la Fondation canadienne pour l’innovation et le Programme des chaires de recherche du Canada, qui ont transformé davantage notre système d’enseignement postsecondaire. Tout comme des gens affamés sont réticents à refuser de la nourriture, même si ces aliments les mettent mal à l’aise, bon nombre de personnes dans notre secteur postsecondaire hésitent à critiquer le gouvernement fédéral pour ces dépenses parce que nous avons désespérément besoin d’argent, même si la façon d’attribuer celui-ci a certains effets destructeurs dans notre système éducatif.
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On a consacré des milliards à la Fondation canadienne pour l’innovation, tandis que des organismes fédéraux de subvention sont sous-financés, que des universités ne sont pas suffisamment indemnisées pour les coûts indirects de la recherche, et que les fonds dispensés par la Fondation canadienne pour l’innovation exigent un partenaire qui fournirait un montant équivalent, ce qui a pour effet de conférer aux partenaires des secteurs public et privé un pouvoir de véto sur l’attribution des fonds.
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Après des coupures massives dans les transferts provinciaux, le gouvernement fédéral tente apparemment d’amadouer les provinces en réinjectant certains fonds dans les aspects postsecondaires de domaines où la juridiction fédérale est contestable : les prêts étudiants et la recherche. Mais dans l’ensemble, nos universités et collèges sont affamés des ressources nécessaires pour assumer leurs principales dépenses d’exploitation et subissent des changements de priorités imposés par le gouvernement fédéral.
Ironiquement, les coupures effectuées dans les subventions d’exploitation consenties aux universités et aux collèges se produisent à un moment où l’on s’entend pour dire que l’enseignement postsecondaire est indispensable à l’avenir du Canada. Je doute qu’il y ait un homme ou une femme politique au pays qui n’ait pas dit que la plus grande partie des emplois futurs au Canada exigeront un diplôme postsecondaire. Après la Première Guerre mondiale, il y a eu un consensus similaire au Canada sur l’importance de l’éducation, puis sur la nature essentielle des écoles secondaires. Les gouvernements au Canada ont réagi au cours des années 1920 en rendant l’enseignement secondaire universel et gratuit. Bien entendu, l’enseignement postsecondaire est aussi essentiel aujourd’hui que l’enseignement secondaire l’était au cours des années 1920, mais nos gouvernements le rendent actuellement plus coûteux et moins accessible.
Toute solution réelle exige un nouvel engagement du gouvernement fédéral en vue d’une augmentation importante des transferts provinciaux pour l’éducation postsecondaire. Cela ne se produira pas à moins que le gouvernement fédéral ne reçoive une certaine assurance que les provinces utiliseront les transferts pour l’enseignement postsecondaire conformément à des lignes directrices mutuellement convenues. En l’absence de telles garanties, le gouvernement fédéral continuera à acheminer ses contributions à des programmes sélectionnés qu’il contrôle et dans ce qu’il considère comme son propre domaine de compétence. Cela équivaut à ajouter une belle véranda à une maison en ruine.
Les universités et collèges sont de précieux établissements dans notre société démocratique. Le fait de les priver graduellement de ressources, et d’entraîner ainsi leur alignement sur critères industriels, sera un désastre pour le Canada et les Canadiens. Comme le disait éloquemment l’University of Toronto dans son mandat, l’établissement
« est consacré à favoriser un milieu pédagogique où l’apprentissage et la recherche de chaque membre pourront s’épanouir, avec une protection vigilante des droits individuels de la personne, et un engagement résolu à appliquer les principes d’égalité des chances, d’équité et de justice. Nous affirmons que ces droits [liberté de parole, d’enseignement et de recherche] sont sans signification à moins qu’ils n’entraînent le droit de poser des questions nettement perturbatrices et provocatrices pour les croyances reçues de l’ensemble de la société et de l’université elle-même. C’est ce droit humain à un enseignement radical et critique et à la recherche que l’université a le devoir de préserver avant tout, car personne d’autre, aucun autre établissement ni aucun autre bureau, dans notre démocratie libérale moderne, n’est le dépositaire de ce droit le plus précieux et vulnérable de l’esprit humain libéré. »
Voilà pourquoi nous organisons ce Dialogue : pour reconnaître ce que nous sommes et ce que nous faisons, célébrer nos réalisations, nous rappeler, à nous-mêmes et à notre société, l’importance de nos actes, et envisager comment protéger cette ressource canadienne des plus vitales. Le danger n’est pas à l’horizon, mais sous notre nez. Il est temps d’agir maintenant. J’espère que nous pouvons relever le défi.
Note : les parties en gras ont été soulignées par la rédaction. A.T.