Passé et passif de l’enseignement supérieur américain
le 29 novembre 2007
Cet article de Christopher NEWFIELD, universitaire américain, publié dans le numéro de septembre 2007 du Monde Diplomatique, analyse le système universitaire américain et ses dérives. Cette analyse est d’une pertinence impressionante pour qui cherche à comprendre se qui se joue en France dans le bouleversement en cours du système d’enseignement supérieur et de recherche.
Chapeau du Monde Diplomatique
L’eldorado universitaire américain n’a cessé de fasciner les élites mondiales, aveuglées par les établissements richement dotés, les campus rutilants et les bibliothèques gorgées d’ouvrages. Même si pendant les décennies de l’après-guerre une certaine démocratisation de l’enseignement supérieur est intervenue, le système universitaire s’est toujours accommodé de centaines d’institutions démunies et peu courues – sauf par les étudiants pauvres écartés des facultés d’élite. Est-ce ce modèle, substituant parfois la « diversité » à l’égalité, qui tente l’Europe, et en particulier la France depuis l’élection à l’Elysée de M. Nicolas Sarkozy ?
Durant la majeure partie de son histoire, le système universitaire des Etats-Unis a répondu à la mission de progrès économique et social qui relevait en Europe de l’Etat-providence. Ce rôle d’intégration sociale est peu à peu délaissé. L’Université tient chaque jour davantage du bassin de main-d’œuvre et du prestataire de services aux entreprises. Or, qu’il s’agisse du « concours d’excellence » en Allemagne ou des « réformes » en France, les critères retenus pour construire un espace universitaire européen (lire « Faut-il coter les facultés européennes ? ») s’inspirent plutôt des défauts du système américain que de ses qualités.
Aux Etats-Unis, dans un foisonnement sans réelle structure ou administration de tutelle, le seul critère qui vaille est une redoutable classification des « bonnes » et « mauvaises » universités. Chaque région en compte ainsi quelques « bonnes », une réputation qui doit souvent moins à la qualité des programmes qu’à l’assise historique de l’établissement, à son niveau de sélection, à ses ressources et à la notoriété de ses enseignants. La valeur d’un college (lire « Un système très disparate ») est largement fonction des difficultés rencontrées pour y entrer. Harvard (Massachusetts) et Stanford (Californie), par exemple, n’acceptent qu’un candidat sur dix. De tels chiffres, qui attisent la convoitise et impressionnent par l’image d’excellence qu’ils véhiculent, font monter la cote d’un établissement. Une véritable industrie s’est ainsi développée en marge de l’université afin d’aider les futurs étudiants à préparer l’entretien d’entrée dans l’établissement de leur choix, à rendre plus affriolant leur curriculum vitae. Environ 20 % des étudiants admis dans de grandes universités ont eu recours aux services d’un coach personnel, lequel peut coûter jusqu’à 30 000 dollars (22 300 euros)...
En réalité, seules trente-cinq universités acceptent moins d’un étudiant sur quatre [1] ; les cent premières en retiennent un sur deux ; la majorité est ouverte à tous. Plutôt que de garantir la qualité globale de l’enseignement, ce système de sélection légitime l’importance des moyens accordés aux établissements d’élite, qui ne représentent que 1 % à 2 % de l’ensemble. Les dix mieux dotés se sont attribué la moitié de l’augmentation des dons privés en 2006 [2] ; l’université californienne Stanford, qui dispose déjà d’une dotation en capital (endowment) de 14 milliards de dollars, a récemment lancé une campagne afin de recueillir 4,3 milliards de dollars supplémentaires. On le voit, la sélection permet surtout d’assurer à une petite élite des ressources quasi illimitées. Une version informelle, à l’américaine en quelque sorte, des « grandes écoles » françaises [3]. Le fait « d’aller au college », qui fut longtemps le dénominateur commun par excellence de la société américaine, sert aujourd’hui de loupe dévoilant l’inégalité croissante du système social (lire « “Diversité” contre égalité ? »).
La situation tranche avec celle des années de prospérité consécutives à la seconde guerre mondiale. Washington confiait alors aux universités publiques une mission de réduction des inégalités. A partir de 1945, les Etats-Unis ont construit de nombreux établissements publics destinés à accroître massivement l’accès des classes populaires à un enseignement supérieur. Ils devenaient ainsi un creuset de cohésion sociale. Entre 1940 et 1970, le nombre des étudiants passa de 1,5 million à 8 millions. Durant les trente années qui suivirent, il doubla encore.
Paradoxalement, c’est pour partie à la guerre froide qu’on doit cette parenthèse « égalitaire ». Dans un climat politique anticommuniste et antisocialiste, l’Université devint l’instrument idéal permettant de déguiser la structure sociale du pays en méritocratie. Cela a permis de faire l’impasse sur toute politique à connotation ouvertement travailliste ou égalitaire : les universités n’avaient pas tant pour vocation d’éduquer la « classe ouvrière » que celle de la transformer en une armée d’« ouvriers du savoir » au service de l’entreprise Amérique. C’est dans cette perspective que nombre d’hommes politiques de droite se résolurent à augmenter les dépenses publiques et que le gouvernement fédéral finança généreusement les bourses d’études destinées aux anciens combattants. Il utilisa aussi la menace militaire soviétique pour justifier le versement de crédits plantureux à la recherche : le budget de la National Science Foundation [4] fut multiplié par cent entre 1952 et 1962...
L’Université américaine doit donc une bonne part de sa renommée planétaire à un processus inavoué de socialisation des coûts de développement du pays. Vinrent d’abord d’impressionnantes hausses des crédits alloués à l’enseignement supérieur : ni 5 % ou même 8 %, mais 25 %, voire 100 %. Aussi spectaculaires qu’inégaux, ces bonds soulevaient l’enthousiasme des milieux universitaires, donnaient un sens nouveau à leur mission et permettaient de dégager les ressources nécessaires pour faire face aux difficultés rencontrées en cours de route. Cette manne représenta également une chance formidable pour des millions d’étudiants issus de familles dont aucun des membres n’avait eu jusqu’ici accès aux études supérieures. Ce qui favorisa un éveil politique des classes populaires, une prise de conscience de leur pouvoir, le désir de se forger un destin.
L’Université réalisait aussi la fusion entre enseignement et recherche. Elle répondait tout à la fois aux aspirations des citoyens ordinaires et aux attentes des intellectuels, des scientifiques, des milieux d’affaires et de l’armée. Les chercheurs, qui n’appartenaient pas souvent aux élites traditionnelles, commencèrent à se percevoir comme l’une des forces vives de l’économie postindustrielle. Et à se sentir légitimement fondés à jouir d’une plus grande maîtrise de leur travail et de meilleurs revenus. De leur côté, les étudiants se montraient d’autant plus ouverts aux mouvements sociaux que leurs campus toléraient, voire encourageaient, l’égalité des sexes et des « races ». En somme, l’Université paraissait opérer la synthèse entre service public et excellence, égalitarisme et richesse. Elle estimait être le reflet d’une démocratie de plus en plus multiraciale aspirant à repousser toujours plus loin les frontières de la connaissance.
Les changements survenus après-guerre se situaient souvent dans le droit fil des pratiques de certaines des universités traditionnelles, qui défiaient depuis longtemps les règles établies par les milieux d’affaires. Au tout début du XXe siècle, le président conservateur de l’université de Californie, Benjamin Wheeler, prétendait avoir pour mission de « sauver et libérer les hommes de l’esclavage ». Quelques décennies plus tard, l’Université posa le principe d’une recherche affranchie des pressions financières ou politiques et édicta une éthique du travail intellectuel postulant le droit des universitaires à contrôler eux-mêmes la qualité de leur production, à partir de critères d’évaluation établis par leurs pairs. Souvent issus des rangs des professeurs, les administrateurs des établissements étaient plus enclins à représenter et à soutenir le corps enseignant qu’à s’incliner devant les hommes politiques ou les mécènes. Chaque département devint responsable de ses recrutements et du contenu des programmes enseignés. Bien sûr, l’Université continuait à servir le système capitaliste, mais elle entendait échapper à sa dépendance et se consacrer au développement des formes d’un progrès humain étranger à l’obsession américaine de la croissance économique.
Les conséquences de ce réformisme de bon ton allaient bientôt apparaître dans les rangs de la nouvelle classe moyenne éduquée. La participation des étudiants au mouvement pour les droits civiques et aux manifestations contre la guerre du Vietnam constitua le premier symptôme des changements survenus. Cependant, c’est la transformation observée dans la nouvelle classe de jeunes diplômés, peu politisés et voués à devenir la cheville ouvrière du système, qui constitua le plus grand défi pour les milieux dirigeants. Ces cadres faisaient fonctionner l’économie, mais remettaient en question les règles du jeu.
Comme l’économiste de Harvard John Kenneth Galbraith en fit l’analyse, cette nouvelle classe moyenne diplômée formait une « technostructure » réfractaire aux patrons autoritaires. Elle considérait l’entreprise comme une institution sociale, refusait que la consommation soit la seule finalité du travail et que le développement soit défini de manière purement économique. Les masses éduquées, écrivait Galbraith, résistaient aux « puissantes incitations à entrer dans le système », enclenchant ainsi « les mécanismes de l’émancipation » au nom des « sphères négligées de la vie [5] ». Les élites traditionnelles comprirent progressivement que les diplômés devenaient porteurs d’une nouvelle forme de pensée en termes de droits économiques, politiques et culturels. Ils commençaient d’ailleurs à se percevoir comme les moteurs réels de la société et à considérer leur travail comme la véritable source de la richesse nationale. Ils avaient également soif de culture et de loisirs.
On comprend mieux l’arrivée au pouvoir de la droite dans les années 1980 en appréciant les efforts qu’elle a déployés pour détruire cette social-démocratie à l’américaine, pour en limiter le coût et contrecarrer ses effets égalitaires. La « guerre culturelle » cibla d’abord les universités des Etats à forte tradition sociale. En attaquant le « politiquement correct » et d’autres courants de pensée produits par le monde universitaire, la droite chercha à entamer le pouvoir de la « nouvelle classe ». Ses attaques se concentrèrent sur les idées qui la caractérisaient le mieux : la lutte contre la discrimination raciale, le désir d’autonomie dans le métier. Mais elles mirent aussi en cause un « enfermement » scientifique qui ne répondait pas assez à la logique du marché, un savoir sans retombées économiques immédiates.
Cette guerre des idées passa par une guerre économique engagée contre les aspirations et les exigences de la nouvelle majorité éduquée. La fiscalité et la privatisation en furent les bras armés. Des crises de financement artificiellement orchestrées aboutirent à une diminution des fonds alloués au système public d’éducation. Car la réduction des budgets des universités d’Etat ne reflète pas une baisse des revenus des contribuables (et parents), mais un recul sensible de la part de l’impôt sur le revenu affectée à ces établissements publics d’enseignement supérieur que fréquentent 80 % des étudiants américains [6]. Ils ont vu leurs budgets réduits d’un tiers depuis vingt-cinq ans. Pour l’université de Californie, qui se situa à l’avant-garde de la recherche, la chute est de 40 % depuis 1990.
Afin de combler ce manque, les universités publiques ont eu recours au mécénat, en particulier pour financer des recherches spécifiques [7] ; elles ont également sollicité plus de fonds privés et accru considérablement leurs frais de scolarité. Dans le même temps, la dotation en capital des universités privées, favorisée par les largesses de donateurs de plus en plus riches et par des placements avisés sur les marchés financiers (encore que Harvard vienne de perdre 350 millions de dollars dans la débâcle d’un fonds spéculatif...), a bondi de 10 % à 20 % par an depuis quinze ans. Le contraste entre la richesse des universités privées et les difficultés des établissements publics conduit ces derniers à se soumettre à la même logique. Désormais, même les doyens et les chefs de départements entrent dans la danse, sollicitant les parents, les anciens élèves, les municipalités, les habitants.
Pour les universités publiques, cet engrenage est absurde et sans espoir. Si elle entendait recouvrer sous la forme d’intérêts sur sa dotation en capital les financements publics qu’elle a perdus depuis 2001, l’université de Californie devrait trouver du jour au lendemain... 25 milliards de dollars. Soit presque autant que Harvard, une institution vieille de quatre siècles [8]. L’augmentation des frais de scolarité est donc vite apparue comme le seul recours possible. Ceux-ci ont doublé depuis 2001. Et, s’il fallait combler le manque, ils devraient à nouveau doubler et atteindre 15 000 dollars par an. Dorénavant, la plupart des établissements publics tentent de réserver les fonds privés qu’ils obtiennent à des projets dotés d’un statut particulier ou qu’ils estiment potentiellement rentables. Cela crée des ghettos d’excellence au cœur d’institutions dont le lent déclin se fait si discrètement qu’il n’émeut pas grand monde. Hormis pour une petite élite, la privatisation se résume à l’équation suivante : payer plus pour avoir moins.
En rivalisant pour attirer les étudiants les plus solvables, les universités ne font qu’accentuer la fracture sociale dès lors que les étudiants pauvres se retrouvent presque toujours dans les établissements démunis. Simultanément, la dette étudiante augmente et les trois quarts des familles américaines doivent emprunter pour financer les études de leurs enfants. Autre conséquence, les candidats à une carrière dans le service public se font plus rares, car ils craignent que leurs futurs salaires, moins élevés que ceux du privé, ne leur permettent pas de rembourser leurs créances.
Par ailleurs, afin de se rendre plus attirants aux yeux de l’étudiant-client-payeur, les établissements affectent une part croissante de leur budget à d’autres postes que l’éducation, tels le marketing ou l’embellissement des équipements. A tel point que, entre 1975 et 1995, le quadruplement des frais de scolarité et du coût des résidences universitaires ne s’est traduit que par un accroissement de 32 % des dépenses affectées aux étudiants [9]. A mesure que les familles déboursent davantage pour l’enseignement supérieur public de leurs progénitures, elles se montrent moins disposées à financer le système par le biais de l’impôt. Le contrat passé dans l’immédiat après-guerre est en morceaux ; les notions d’ouverture au plus grand nombre et de qualité sont perçues comme antinomiques.
Les dirigeants du monde universitaire n’approuvent pas cette tendance qui se creuse depuis un quart de siècle. Le désir d’accès universel au savoir, l’autonomie de gestion, la valeur attribuée aux investissements publics, l’ouverture aux mouvements sociaux, les passerelles entre recherche de pointe et instruction publique : voilà ce qui faisait la force du système universitaire américain. Aujourd’hui, ce sont les faiblesses de l’édifice qui apparaissent : un enseignement de qualité réservé aux plus riches, des investissements privilégiant un rendement rapide, une stratification sociale marquée, une concurrence engendrant des coûts prohibitifs, une concentration des ressources au sommet de la pyramide. Un tel glissement général constitue sans nul doute une victoire pour la droite américaine puisqu’il entérine l’abandon de l’ambition d’une éducation de haut niveau destinée à l’ensemble de la société. Il importe à n’en pas douter de réinventer une vision égalitaire de l’utilisation des savoirs. Mais un choix de ce genre sera plus vraisemblablement imposé par l’ensemble des Américains que par l’Université elle-même.
Christopher NEWFIELD est Professeur à l’université de Californie de Santa Barbara, auteur de The Post-Industrial University : The Culture Wars and the Unmaking of the American Middle Class, 1980-2005 (à paraître).
Note : les surlignages en gras sont de la rédaction. A.T.
[1] http://colleges.usnews.ra nkingsandr...
[2] Jeffrey Selingo et Jeffrey Brainard, « The rich-poor gap widens for colleges and students », The Chronicle of Higher Education, Washington, DC, 7 avril 2006 ; http://chronicle.com/free /v52/i31/ ...
[3] Lire Rick Fantasia, « Délits d’initiés sur le marché universitaire américain », Le Monde diplomatique, novembre 2004.
[4] Agence fédérale indépendante destinée à soutenir la recherche scientifique fondamentale
[5] John Kenneth Galbraith, Le Nouvel Etat industriel, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1989.
[6] En 1978, un référendum d’initiative populaire inspiré par les républicains, la « proposition 13 », aboutit au gel des taxes d’habitation en Californie. Les recettes de l’Etat furent brutalement affectées.
[7] Lire Ibrahim Warde, « L’université américaine vampirisée par les marchands », Le Monde diplomatique, mars 2001.
[8] Cf. Christopher Newfield, Henning Bohn, Calvin Moore, « Current budget trends and the future of the University of California », mai 2006 ; document PDF. Fin juin 2007, la dotation en capital de Harvard atteignait 34,9 milliards de dollars
[9] Cf. Eric Gould, The University in a Corporate Culture, Yale University Press, Newhaven (Connecticut), 2003.