L’étrange réforme
Hommage à Marc Bloch
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, le 24 janvier 2008Notre époque est souvent qualifiée de guerre économique mondialisée, où les connaissances deviennent un enjeu commercial justifiant de transformer en industries leurs lieux de production et de diffusion, comme le voudrait la dernière réforme des universités. A l’appui de cette thèse, relevons en passant une coïncidence trop souvent tue : il faut remonter à l’époque de la dernière guerre pour retrouver comme aujourd’hui des exemples de personnalités politiques très engagées à gauche passer soudainement à droite, et un exemple de gouvernement surpassant l’actuel dans l’oubli des droits de l’homme, de la science et de la culture.
Essayons donc de filer cette métaphore, en nous demandant si notre pays est mieux préparé à cette guerre qu’il ne le fut à la précédente. Le témoignage analytique de l’historien et résistant Marc Bloch intitulé L’étrange défaite est à cet égard plus riche d’enseignements que le bref adieu d’un adolescent exécuté lui aussi par cette barbarie avide de pouvoirs.
Marc Bloch relève d’abord cette psychologie sociale mortifère qui donna les pleins pouvoirs à ceux-là mêmes qui, quels que fussent leurs mérites passés, venaient de se révéler impuissants face à l’offensive nouvelle. Est-ce encore cette psychologie qui inspire la loi de Libertés et Responsabilités des Universités ? Car, toutes proportions gardées, elle confie les pleins pouvoirs aux présidents d’université actuellement en poste (certains articles de la loi sont explicitement destinés à les y maintenir), alors même qu’elle ne voit que « gâchis » dans son fonctionnement, donc aucune victoire dont pourraient s’enorgueillir ses dirigeants actuels.
Marc Bloch explique cet aveuglement par l’habileté des politiques à présenter leurs dépenses militaires strictement défensives comme le seul acte patriotique possible, oubliant l’existence de Bruxelles. Comment ne pas penser au contraste camouflé entre les ambitions proclamées par cette loi, et la structure du budget qui l’accompage cette année (voir son analyse sur ce site).
Le Haut Commandement ratiocinait sur la notion de position avec une méconnaissance des réalités du terrain qu’elle recouvre proprement stupéfiante. Toujours toutes proportions gardées, que représente l’incontournable heure d’équivalent TD pour des présidents d’université dont la plupart n’ont pas l’expérience d’un enseignement de premier cycle devant la jeunesse d’aujourd’hui, expérience que la nouvelle loi ne leur donnera pas le loisir de vivre ?
Marc Bloch attribue cette déconnexion d’avec la réalité à une bureaucratisation grandissante du métier de militaire pendant la vingtaine d’années qui précéda. Même évolution à l’université : la gestion administrative occupe un temps considérable suite à la systématisation de la recherche par contrat et à la raréfaction des postes de personnel administratif depuis également une vingtaine d’années (la réforme croupion de 1986). L’officier hier, le savant aujourd’hui ont été ravalés en gestionnaires de département de leur ministère ; en en rajoutant dans la contractualisation de leur activité, croit-on vraiment restaurer l’efficacité spécifique de leurs interventions ?
À côté de ces inconsciences très déterminées sociologiquement, figurent des postures moins facilement pardonnables. Sans tomber dans de vulgaires arguments ad hominem, Marc Bloch rapporte cette échelle de sentiments trop souvent observée entre deux gradés de même rang : « Lieutenants, amis. Capitaines, camarades. Commandants, collègues. Colonels, rivaux. Généraux, ennemis. » Ces états d’esprit, aggravés par la malheureuse création des grades supplémentaires de général d’armée et général de corps d’armée, conduisirent à une absence de solidarité vers le but commun, à une autonomie farouche de chacun, ignorant délibérément d’utiles informations recueillies, et à quel prix, par d’autres, afin de revendiquer pour lui seul une victoire que l’avenir révéla chimérique.
Il en vient naturellement quelques questions. Le plébiscite de cette loi par les présidents d’université repose-t-il bien sur la conviction de sa pertinence pour l’avenir du pays, ou sur l’envie que soit donné libre cours à des rivalités consubstantielles au poste de général de corps enseignant ? Combien de maîtres de conférences au début soucieux de travail en équipe, notamment pédagogique, abandonnent ce but à mesure qu’ils montent en grade ? Combien restent sensibles aux informations en provenance du terrain de la lutte contre l’obscurantisme ?
Une autre remarque de Marc Bloch donne à réfléchir. Dans l’armée française d’alors, un manquement à la discipline ne provoquait plus la juste punition indispensable à l’autorité morale d’une institution : le plus souvent on fermait les yeux, ou parfois un haut gradé ordonnait des brimades disproportionnées qui révèlent non pas une autorité mais un autoritarisme psychologiquement suspect.
Les forums de ce site mettent parfois en cause l’éthique de chercheurs et enseignants-chercheurs. Ces affirmations approximatives et souvent anonymes ne sont évidemment pas à prendre pour argent comptant ; personne ne nie néanmoins qu’il existe des comportements peu défendables, qui ne sont jamais sanctionnés. La nouvelle loi, au lieu d’organiser les contre-pouvoirs permettant de sévir ou, mieux, d’anticiper, prône l’autoritarisme de quelques uns. Est-ce raisonnable, même pour eux ? Pensons aussi à une autre absence de sanctions. La pénurie de locaux à l’université fait que la fraude à l’examen est beaucoup plus facile et tentante aujourd’hui qu’hier, décrédibilisant la valeur des diplômes. Combien de fois les universités ont osé exclure un étudiant pour fraude avérée ? Sur ce point, il y a tout à craindre d’une loi qui peine à séparer la préparation d’un diplôme, qui est un droit, à son obtention, qui est un devoir.
Bien qu’il écrive juste après la défaite de cette armée si critiquable, Marc Bloch a assez de distance pour éviter le piège du bouc-émissaire. La dernière partie de son exposé commence ainsi : « Dans une nation, jamais aucun corps professionnel n’est à lui seul totalement responsable de ses propres actes. [... Ses membres sont] ce que l’ensemble de la communauté française leur a permis d’être. »
La mollesse et la cécité de l’armée ne faisaient écho qu’à celles des civils. Les extraits qui suivent n’ont nul besoin d’exégèse.
Sur les classes aisées : « L’expansion de l’industrie, dans les pays neufs, et les progrès de leur autarcie vouaient à une anémie croissante les capitalismes européens et français. La poussée des nouvelles couches sociales menaçait la puissance économique et politique d’un groupe habituer à commander. [...] Parce que la bourgoisie était ainsi anxieuse et mécontente, elle était aussi aigrie. Ce peuple dont elle sortait et avec lequel, en y regardant de plus près, elle se fût sentie plus d’une affinité profonde, trop déshabituée, d’ailleurs, de tout effort d’analyse humaine pour chercher à le comprendre, elle préféra le condamner. »
Sur les chefs d’entreprises : « Nos chefs d’entreprises ont toujours mis leur foi dans le secret, favorable aux menus intérêts privés, plutôt que dans la claire connaissance qui aide l’action collective. »
Sur les syndicalistes : « Ces intellectuels ne s’entretenaient presque jamais, je ne dirais pas que de gros sous, mais de petits sous. Ni le rôle de la corporation dans le pays, ni même son avenir matériel ne paraissaient exister pour eux. Les profits du présent bornaient impitoyablement leurs regards. »
Sur les politiques : ... n’avions nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides ? Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ?
On pourrait multiplier ces citations qui semblent écrites aujourd’hui. Mais comparaison n’est pas raison dit un proverbe apprécié des scientifiques français : les mêmes situations ne produisent les mêmes effets que si elles en sont les seules causes. Faute de pouvoir le démontrer, songeons tout de même à cet adage apprécié des intellectuels allemands : qui ignore ses erreurs s’inflige de les revivre.
Mais peut-être est-ce d’abord cette métaphore guerrière qui n’est que vile propagande, certains signaux, informatiques en particulier, laissant penser que la mondialisation s’effectue aussi voire surtout sur le mode de la fraternité universelle. Utopie soixante-huitarde vouée à la liquidation ? A ceux qui trouvent plus d’attraits aux parcs d’attraction qu’à l’étude de l’histoire ancienne, dissipons une éventuelle confusion née de la fréquentation des universités parisiennes par un jeune idéaliste allemand après la guerre : ni Schiller, ni Beethoven n’étaient des contemporains de Mai 68.
Post-Scriptum
En ce 11 Novembre 2008, cet article méritait un Post-Sciptum.