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On achève bien l’humanisme

Par Julien Randon-Furling, le 12 février 2008

Le 28 janvier dernier, le président de la République s’est rendu sur le campus de l’université Paris XI à Orsay pour saluer M. Albert Fert, prix Nobel de physique 2007, et présenter sa vision du PRF (Paysage de la Recherche Française).

Les orientations présentées sont sensiblement différentes de celles annoncées en début d’année pour le PAF : si les financements privés sont appelés à disparaître de celui-ci, celui-là est en revanche invité à se trouver de nouveaux soutiens en dehors de la sphère des pouvoirs publics. Il est vrai que l’UMR (unité mixte de recherche) à laquelle appartient Albert Fert a l’heur d’être sous la tutelle partielle d’une entreprise privée. De là à en déduire qu’Albert Fert n’aurait pas eu le prix Nobel sans le concours de Thalès, et que le CNRS dans sa forme actuelle n’y est pour rien, il n’y a qu’un pas pour l’homme d’action, qui trouve que le système français, en somme, n’est plus dans le coup.

Il y a un besoin d’argent, cela est entendu, mais on ne débloquera les fonds que si les chercheurs acceptent la réforme — pas n’importe quelle réforme, évidemment, il ne s’agirait pas d’imaginer une autre voie que celle déjà tracée. Il faut en particulier introduire « un peu de flexibilité », qui fait actuellement défaut, semble-t-il, surtout chez les jeunes chercheurs qui ont tendance à s’assoupir dans le confort d’un enchaînement de contrats à durée déterminée, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, parfois d’un continent à l’autre. En contrepartie de la réforme, l’effort sera, nous dit-on, sans précédent, ce qui est au moins vrai sur la forme puisque cet effort devrait être assuré pour un tiers par des agences de moyens dépendant de l’État et pour les deux tiers restant par des entreprises privées. Tant mieux, si les actionnaires consentent à ce qu’une partie des bénéfices soit versée aux laboratoires plutôt que distribuée sous forme de dividendes. Tant pis, si les chercheurs passent le tiers voire la moitié de leur temps à chercher des crédits — la recherche est leur métier, après tout.

Peut-être n’est-ce qu’à ce prix que cessera cette fuite des cerveaux, dont les mots du Président font craindre qu’il s’agisse plutôt d’une hémorragie ? Il est vrai que Descartes, déjà, avait fui vers le Nord. Singulièrement, cependant, les postes ouverts aux concours des organismes de recherche ou des universités trouvent encore preneurs, plutôt dix fois qu’une, et il semble même qu’un nombre non négligeable de chercheurs étrangers, ayant pour certains goûté au graal américain, ne dédaignent pas de venir travailler en France. Mais « les faits sont là », nous dit-on (les scientifiques aiment les faits) : de même que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire, le chercheur français, lui, n’est pas encore suffisamment entré sur le marché. Il paraît que la France, où l’ingénieur est roi, méprise la recherche appliquée... Pasteur, pourtant, nous rappelle le Président, avait en son temps compris que recherches fondamentale et appliquée sont comme l’arbre et le fruit. Entendez, en version plus « moderne », l’arbre aux pièces d’or, car ce qui manque, ce n’est pas tant la recherche appliquée que les royalties des brevets.

Rassurons-nous, recherche appliquée et brevets déposés ne sont pas synonymes : pourquoi en effet limiter aux seuls objets technologiques le champ de la course aux brevets ? Nos collègues spécialistes de littérature ancienne, que le désengagement des pouvoirs publics risquent de laisser fort dépourvus, pourront, en évoluant vers une mentalité plus moderne, breveter leur interprétation d’un texte ou monnayer la communication du numéro d’une page ou de la cote d’un manuscrit. Si les laboratoires français de sciences du vivant s’étaient débarrassés plus tôt de leurs vieilles lunes humanistes, ils n’en seraient pas à déposer, aujourd’hui, pris dans leur ensemble, moins de brevets que la seule université Johns Hopkins...

Il ne s’agit pas de refuser tout financement privé de la recherche — que des mécènes (particuliers ou entreprises) apportent leur soutien au développement de la connaissance, à l’enrichissement des savoirs, cela ne peut que nous réjouir. La question que l’on pose ici est celle d’une vision utilitariste de l’enseignement supérieur et de la recherche. Faut-il tout voir en termes de retour sur investissement ? Qu’une partie des connaissances se traduisent par des gains économiques, par des avancées technologiques, tant mieux, mais cessons de répéter à l’envi que la recherche d’aujourd’hui fait l’économie de demain — le temps de la recherche n’est pas celui des indicateurs mensuels, ni même annuels, et la croissance économique ne saurait être sa fin. Quand M. Sarkozy met en avant des priorités pour la recherche, quelles sont-elles ? Nanotechnologies et recherche médicale. Bien. Que pense-t-il de la théorie des cordes ? Faut-il continuer à financer les travaux des théoriciens dans ce domaine, ou non ? On voit bien que l’on ne peut exiger de chacun, fût-il Président ou député, de posséder non seulement un doctorat dans chaque discipline, mais en plus le recul que donne l’expérience de la recherche. M. Sarkozy le sait bien et il ne prétend d’ailleurs pas trancher lui-même : il convoque le mythe de l’expert incontestable, capable d’affirmer : tel projet est porteur, tel autre non. Il préfère un petit comité désigné chargé de conseiller une agence de moyens, plutôt que les conseils scientifiques des diverses institutions, élus, chargés de définir collégialement, après débat, les orientations à suivre. Le premier serait plus transparent et plus à même de rendre à la Nation les comptes auxquels elle a droit, puisqu’elle donne de son argent. Passons sur le fait qu’on choisisse le lien pécuniaire pour demander aux chercheurs de se soucier de l’ensemble des citoyens (vous nous payez, nous vous éclairons) — invoquons plutôt un idéal de partage des connaissances, de diffusion des savoirs, en un mot, de démocratie, dans l’acception la plus noble et la plus complète du terme. Cette mission figure, rappelons-le, parmi celle des personnels de la recherche publique [1], bien que l’on se garde d’en faire un point-clé dans l’évaluation et l’évolution des carrières (de même que l’enseignement atteint à peine le second plan, loin derrière le nombre de publications, de citations et, bientôt (déjà ?), de brevets déposés). Remarquons également que le Palais de la Découverte, établissement dont la vocation est précisément de diffuser vers le public le plus large le goût et la connaissance de la recherche fondamentale, attend depuis des années sa rénovation et des perspectives d’avenir en phase avec les ambitions de son fondateur, Jean Perrin (qui fut aussi — mais ceci est sans doute purement fortuit — celui du CNRS).

Est-ce un hasard si Wendelin Werner (médaille Fields 2006) et Albert Fert travaillent à Orsay, et si M. Sarkozy a choisi d’y présenter sa vision de la recherche ? Sans doute pas, car l’université Paris XI n’a pas attendu 2008 pour travailler dans un « esprit de loyale et fructueuse compétition » : ici, chaque laboratoire gère d’ores et déjà seul une partie de ses abonnements aux diverses revues scientifiques — tant pis pour les doublons sur le campus. Cela coûte cher, c’est vrai, mais n’oubliez pas qu’une recherche compétitive, où chacun a retrouvé « la culture de l’excellence » dont les « financements récurrents » le privaient, est absolument indispensable si nous voulons garder une longueur d’avance sur l’humanité « émergente », comme nous l’a rappelé M. le Président. Ceci à l’heure où une association commercialisant des semences non issues des firmes agro-alimentaires est poursuivie et condamnée sans que les organisateurs du Grenelle de l’environnement ne paraissent s’en émouvoir ; ceci à l’heure où nombre d’institutions culturelles voient leurs subventions réduites sinon annulées ; ceci à l’heure où des milliers de postes d’enseignants sont supprimés. C’est bien un projet de « civilisation » que l’on nous propose, en effet.

[1] Officiellement, au moins depuis la loi n° 82-610 du 15 juillet 1982.