"Il ne faut pas chercher bien loin"
l’autonomie contre la mobilité
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, le 26 février 2008Des procédures existantes sont déjà utilisées pour instrumentaliser les CA d’Universités qui s’y prêtent afin de bloquer toute mobilité des chercheurs entre Université et CNRS. L’autonomie des Universités présidentielles sera un instrument puissant pour casser la recherche publique nationale et interdire le travail de terrain des disciplines à vocation internationale.
"Il ne faut pas chercher bien loin"
Telle pourrait être, au lieu du "Que sais-je ?" de Montaigne, la devise du Conseil d’Administration d’une grande Université Française qui, sous le fallacieux prétexte de l’intérêt du service (local et d’enseignement seulement) refuse d’autoriser la délégation au CNRS, pour un an, d’un de ses Professeurs.
La délégation est la position qui permet l’accueil temporaire dans une unité de recherche du CNRS d’un enseignant-chercheur porteur d’un projet dont l’intérêt scientifique est reconnu par cette unité et par la communauté scientifique. L’enseignant-chercheur en délégation, à la différence de celui qui jouit d’un congé "sabbatique" pour recherche ou reconversion thématique, travaille dans le cadre d’une unité établie et en étroite collaboration avec celle-ci. Le CNRS lui apporte un appui institutionnel et un environnement dédié à la recherche ; l’enseignant-chercheur en délégation apporte sa contribution aux activités de l’unité (enseignement compris, dans le cas d’une UMR), ses compétences de spécialité, son réseau personnel et la visibilité dont il jouit lui-même déjà par ailleurs. Les retombées pour l’établissement universitaire d’origine de l’enseignement-chercheur ne peuvent être que positives lorsqu’il y revient au terme de sa délégation : nouveaux échanges, prestige, bases scientifiques reconnues pour des enseignements originaux.
On pouvait craindre que les délégations ne fussent brutalement supprimées cette année. Une nouvelle campagne de délégation 2008-2009 a cependant été ouverte au mois de novembre 2007, mais c’était un leurre.
Après avoir présenté son projet scientifique au Directeur de l’Unité concernée, et obtenu son approbation, après avoir déterminé avec le Directeur de l’Unité ses objectifs, ses tâches et ses responsabilités au sein de l’Unité, l’enseignant-chercheur postulant doit franchir un obstacle très particulier : il doit obtenir l’avis favorable de son Université d’appartenance pour que son dossier soit transmis à la Délégation régionale du CNRS et suive son cours. On pourrait imaginer que le Conseil Scientifique évalue d’abord le projet, or il n’en est rien, c’est le seul CA qui décide, dans des délais extrêmement brefs. En l’occurrence, s’agissant d’un Professeur, le CA restreint, ne comportant aucun membre qui appartienne à la discipline concernée, a statué une semaine après l’arrivée d’un dossier de plusieurs dizaines de pages sur un sujet original et pointu. La demande de délégation figurait à l’ordre du jour parmi les "divers" et l’on peut présumer à la fois que seul le VP avait eu connaissance du dossier avant la séance et que le débat a duré tout au plus quelques petites minutes.
L’avis défavorable, communiqué au postulant avec douze jours de retard et à une adresse erronée, est motivé par deux arguments, à savoir, 1) que la discipline de l’enseignant-chercheur est déficitaire et sous-encadrée ; 2) que l’enseignant-chercheur est actuellement en détachement (contrat de coopération MAE avec la Tunisie) jusqu’au 1er septembre 2008.
Ce qui n’est pas dit, c’est que le sous-encadrement actuel est dû à une mutation et à plusieurs départs à la retraite anticipés dans un Département de 9 membres, tandis qu’il sera comblé à la rentrée prochaine par deux recrutements de MC et celui d’un Professeur supplémentaire (par requalification d’un emploi de MC vacant). Ce qui n’est pas dit non plus, c’est que le CNRS indemnise intégralement en heures complémentaires l’Université qui lui "prête" un chercheur. Que le candidat à la délégation soit ou non présent, la dotation en heures d’enseignement dans la discipline dont aurait disposé l’établissement en 2008-2009 serait exactement identique. L’argument est mensonger.
D’autre part, le deuxième considérant est légalement impertinent, car aucune disposition n’interdit à un même enseignant-chercheur d’accomplir successivement deux missions d’intérêt public distinctes. Cet argument suggère en fait que celui qui accepte de telles missions trahit son Université pour jouir d’avantages indus, et qu’il ne faut pas chercher si loin, trop de mobilité, c’est trop. Même s’il s’agit d’un Département assez nombreux qui approuve la délégation d’un de ses membres sur un projet étroitement lié à l’un des grands axes de l’équipe d’accueil correspondante. En effet ni le Département ni même l’UFR n’ont été consultés. Le CA, ignorant tout de la situation de la discipline, et le Vice-Président appartenant à une discipline dominante, rivale et hostile, ont pu supérieurement juger par eux-mêmes en quelques instants des intérêts de la discipline du postulant, qu’ils prétendent sauvegarder malgré elle après avoir souvent tenté de la faire disparaître.
Ainsi se trouve cassé un projet international d’envergure que le candidat à la délégation avait mis au moins six ans de travail préparatoire intensif à monter, pour lequel il avait mobilisé de nombreuses personnes qualifiées et sur lequel il avait beaucoup communiqué et publié tant en France qu’à l’étranger. Ainsi un grand colloque international prévu en 2009 ne pourra avoir lieu, non plus qu’un séminaire à l’EHESS, non plus que des échanges avec des chercheurs indiens de premier plan.
Quelles sont les motivations réelles de ce CA arbitraire et léger ?
Il ne faut pas chercher bien loin, mais encore ? Est-il suffisant, même si tous ces facteurs sont évidents, d’invoquer l’hostilité des localistes et des conformistes à l’endroit d’un outsider interdisciplinaire "venu de l’étranger", toujours en cheville avec l’extérieur, ou l’envie de l’enseignant routinier et obscur à l’égard d’un enseignant-chercheur international et notoire, la hargne du personnel au sol vis-à-vis des volants ? Est-il besoin de supposer l’existence de directives ministérielles explicites tendant à refuser systématiquement les délégations ? Même pas. Cette décision, au détriment non du seul demandeur qui trouvera à s’occuper autrement, mais du CNRS et de la recherche universitaire en Sciences Humaines, va tout naturellement dans le sens de la politique sarkozyste de casse et de démantèlement de la recherche publique. Y en a-t-il une autre en Sciences Humaines ? Le pouvoir quasi-discrétionnaire qu’ont exercé en l’occurrence sept membres, probablement mal informés, d’un seul Conseil est un avant-goût de ce que sera l’ "autonomie" des Universités dans l’esprit de la "rupture" : un enfermement, d’une part, et le recours automatique, sans appel et sans débat, à un prétendu intérêt local à court terme (façon "entreprise") pour justifier d’indéfendables partialités, un immobilisme caricatural.
Ce CA a agi comme agiront les Présidents présidentiels de l’autonomie concurrentielle. Contrairement à ce qu’affirme Sarkozy, ce n’est pas entre le marteau d’un Président d’Université seul maître à bord et l’enclume d’une ANR inébranlablement sourde et muette que les énergies de la recherche seront libérées dans ce pays. Et les jeunes qui le pourront montreront leur sagesse en fuyant. Je le leur conseille. Pour moi, qui ai eu la sottise de revenir, il est trop tard : la France qui cherchait encore a trouvé tout près un maître qui l’empêche de chercher au loin.