Le financement de la recherche sur projets : une politique coûteuse et peu efficace
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, le 30 mai 2008Depuis 2004, la recherche publique en France traverse une crise extrêmement grave. Cette crise possède des origines multiples, tels le non renouvellement, voire la suppression de postes techniques et scientifiques et la diminution des crédits attribués à la recherche publique, même si celle-ci est masquée par une importante entreprise de communication (certains diront de désinformation) gouvernementale. On lira avec profit les articles d’Henri Audier sur ce sujet, sur ce même site (1).
Cette crise trouve également son origine dans la volonté, sans cesse réaffirmée par le Ministère, suivant ainsi une double volonté gouvernementale et présidentielle, de privilégier le financement de la recherche sur projets (2). Cette idée peut sembler séduisante au premier abord. Il s’agit cependant d’une impression trompeuse car les faits montrent que ce mode de financement est, en pratique, coûteux et inefficace.
Pour bien comprendre, il faut savoir que tous les laboratoires de recherche du secteur public sont affiliés à des organismes de tutelle comme le CEA, le CNRS, l’INRA, l’INSERM, l’Université, etc. Jusqu’à la fin des années 70, ces laboratoires pouvaient fonctionner de manière satisfaisante avec les crédits qu’ils recevaient de leur(s) organisme(s) de tutelle, dits crédits de base. Bien sûr, l’activité de certains de ces laboratoires était évaluée périodiquement par des comités scientifiques composés de personnalités élues et nommées. Ce contrôle, a posteriori, permettait de s’assurer que les crédits, donc l’argent du contribuable, étaient bien utilisés.
Cette situation a progressivement évolué avec la double décision politique de diminuer les crédits alloués aux organismes de tutelle et de développer des procédures d’appel d’offre sur des thèmes ou dans des domaines bien définis (maladies infectieuses, cancer, ou plus récemment nanotechnologie, sida, etc.). Cette politique de contractualisation affiche pour objectif l’augmentation de la « productivité » des laboratoires et un « meilleur rendement » de l’argent public. De plus, elle permet aux dirigeants politiques d’affirmer telle ou telle priorité en fonction des évènements (crise de la vache folle, lutte contre le bioterrorisme...) ou des échéances électorales. A priori, ce pilotage de la recherche pourrait être considéré comme une bonne chose. La réalité est bien différente. Le mode de financement sur projets cache en fait une contractualisation forcée, voire parfois une privatisation de la recherche publique, puisqu’elle justifie souvent de l’action de recherche par les applications industrielles qui pourraient en découler. Ce pilotage par l’aval oublie aussi des secteurs entiers de l’activité de recherche (différents secteurs des sciences humaines et sociales, de la biologie, de la physique au sens large, etc.). Pour s’en convaincre, on consultera la liste des appels d’offres 2008 de l’agence nationale de la recherche (ANR), au sein de laquelle la très grande majorité des appels relevant de la biologie (3) concerne soit la santé humaine, soit les biotechnologies, qui ne constituent que deux étroits domaines du champ scientifique biologique. Ceci démontre à quel point les processus d’acquisition des connaissances et l’histoire des sciences sont mal perçus, voire totalement incompris, des dirigeants politiques dont très peu ont une « culture scientifique », et encore moins une « culture de la recherche ».
L’étude de cette histoire des sciences révèle pourtant que nombre d’avancées ont résulté de découvertes effectuées en amont par des chercheurs dont la préoccupation principale n’était pas l’application de leur découverte, mais la découverte (ou la connaissance) elle-même. Ainsi, les travaux de Pierre et Marie Curie sur le radium ne visaient pas à trouver un nouveau procédé thérapeutique, mais à comprendre la structure de la matière via l’analyse d’un rayonnement inconnu. De même, qui aurait pu prédire que l’étude des mécanismes qui permettent à des bactéries du tube digestif de se défendre contre des virus, allait permettre de découvrir les enzymes de restriction, des molécules sans lesquelles les biotechnologies n’existeraient pas. Ces deux exemples ne sont pas des exceptions mais la règle générale, une opinion parfaitement résumée par Edouard Brezin qui énonçait « l’électricité n’a pas été découverte pour améliorer la bougie ». En d’autres termes, la découverte scientifique ne se décrète pas, et sûrement pas au travers des applications que l’on en attend. La politique de tenter de contrôler de la recherche au travers d’un pilotage par l’aval, est donc bien une politique inefficace.
Un autre problème qu’engendre la contractualisation est lié à la procédure même de l’appel d’offre. Celle-ci présente en effet des coûts cachés considérables qui ne sont jamais mis en lumière. Pour comprendre cela, il faut expliquer ce qu’implique une procédure d’appel d’offre dans le domaine de la recherche. La première étape est la décision politique de financer tel ou tel secteur d’activité ou thème de travail. Une fois cette décision prise, l’émetteur de l’appel d’offre (généralement l’ANR, le Ministère de la Recherche, et plus rarement un organisme tel que le CNRS ou l’INSERM) désignera des personnalités scientifiques qui constitueront un comité de pilotage, et rédigeront un document indiquant les objectifs de l’appel d’offre et les critères qui seront utilisés pour sélectionner les projets qui seront financés. A partir des informations contenues dans ce document, diffusées aux laboratoires, les chercheurs vont "plancher" sur des projets de recherche et les soumettre au comité de pilotage, qui les transmettra pour évaluation à des experts français ou étrangers. Le comité de pilotage interviendra ensuite pour lire les rapports d’expertise et classer les différents projets selon des critères aussi bien objectifs que subjectifs (adéquation du projet à l’appel d’offre, pertinence des approches scientifiques et méthodologiques, faisabilité du projet, notoriété des chercheurs impliqués dans le projet, etc.). A la fin de cette longue procédure, qui peut prendre jusqu’à 18 mois, les projets les mieux classés seront financés. En pratique, ce financement ne couvre qu’une partie des frais de fonctionnement et d’équipement nécessaires pour initier et mener à bien le projet. Ainsi, même si le projet d’un chercheur a été sélectionné, il sera obligé de continuer à rechercher des sources de financement complémentaires, par exemple en répondant ... à d’autres appels d’offre.
Outre la lourdeur et la complexité de la procédure d’appel d’offre, et la prise en compte de critères post-évaluation parfois ésotériques, le problème majeur que pose ce mode de financement concerne donc les coûts considérables qui se rattachent au temps de travail des personnels impliqués dans cette procédure (membres du comité de pilotage, chercheurs, experts évaluateurs, etc.). Prenons par exemple le cas d’un appel d’offre typique dans le domaine des Sciences de la Vie. Ce programme, doté de 4 millions d’euro de financement, mobilisera un comité de pilotage constitué de 25 personnalités scientifiques. En réponse à l’appel d’offre, ce comité de pilotage recevra environ 250 projets, envoyés pour évaluation à 500 ou 600 experts français ou étrangers. A la fin de la procédure, 20 projets auront été financés et les laboratoires de leurs auteurs auront reçu chacun une somme de 200 000 euro.
On peut facilement calculer le nombre d’heures passées en préparation, réponses et évaluation. Le coût caché de l’appel d’offre s’obtient alors en multipliant le nombre d’heure par le coût horaire d’un chercheur, que celui-ci soit membre du comité de pilotage, expert, ou scientifique ayant décidé de répondre à l’appel d’offre. Dans l’exemple évoqué plus haut, le coût est un peu inférieur à 3 millions d’euros, soit l’équivalent de 75 % des montants distribués aux chercheurs. Belle inefficacité surtout lorsque l’on sait que les laboratoires répéteront l’opération plusieurs fois par an ! Si l’on prend maintenant en compte le « taux de réussite » (probabilité d’un projet d’être financé), on s’aperçoit que la grande majorité des coûts investis en préparation des appels d’offres auront été dilapidés. Ainsi avec un taux moyen de succès de 20%, 80% des projets soumis ne seront pas financés et auront été préparés et évalués en pure perte. Lorsque les taux de réussite sont « à un chiffre », ce qui n’est de fait pas le cas le plus fréquent, ce sera 90% du travail des scientifiques qui aura été passé par pertes et profits. Avec une estimation moyenne basse d’un mois / homme de travail par projet, un calcul simple montre que le coût des pertes liées à 200 réponses s’établit à 160 mois / homme si l’on postule un taux de réussite de 20%, soit environ 1,4 million d’euros… On viendra ensuite nous parler - sans rire - de l’efficacité de l’euro investit !
On pourra arguer que les appels d’offre, en particulier ceux émis par l’Union Européenne (UE), ont joué un rôle structurant de la communauté scientifique. Certes. Néanmoins, ce qui était vrai il y a 20 ou 30 ans ne l’est plus maintenant. Les collaborations et les réseaux intra-européens se sont crées et l’Europe de la Recherche est devenue une réalité. Dès lors, comment interpréter la complexité de la procédure d’appel d’offre du 6ème et celle probable du 7ème programme cadre "recherche et développement" (PCRD) de l’UE. Ces programmes ont impliqué un "premier appel", puis un second, multipliant ainsi les coûts cachés. De plus, la procédure de soumission des projets est tellement complexe que certains organismes comme l’INRA ont embauché des spécialistes chargés dans un premier temps de lire et d’expliquer aux chercheurs les dizaines et dizaines de pages de notices techniques et administratives, puis de coordonner la préparation des projets (4). Cette tendance lourde engendre aussi un autre coût caché, celui que représentent les salaires et les charges liés à ces emplois. Or, pendant que l’emploi administratif se développe, les laboratoires français continuent à faire face au manque criant de chercheurs, ingénieurs et techniciens, et ne doivent qu’à la motivation de fer des personnels de maintenir la tête hors de l’eau.
Dernier avatar en date, l’agence nationale de la recherche (ANR). Cette agence, présentée comme le guichet unique qu’attendaient tous les chercheurs, est devenue en peu de temps l’aspirateur des moyens des organismes de recherche. Alors que le budget de l’agence explosait (5), celui que les organismes pouvaient allouer à leurs propres projets découlant de leur prospective et choix stratégiques disparaissait. Or cette agence oublie aussi des pans entiers de la recherche même si des appels d’offres dits « blancs » (sans sujet défini) existent. Ils sont loin de représenter la majorité des travaux financés par l’ANR, et loin de concerner l’ensemble des champs scientifiques, à l’opposé de ce que d’autres pays européens ou américains réalisent. De plus, la qualité de l’évaluation des projets soumis à l’ANR a soulevé de très nombreuses critiques au sein de la communauté scientifique, quant à sa pertinence et sa transparence, l’ANR allant jusqu’au refus de communication de documents à des équipes de recherche soumissionnaires.
Comment sortir de cette situation ubuesque ? La solution la plus simple serait que nos dirigeants politiques et leurs conseillers comprennent enfin qu’il n’est pas possible de piloter la recherche de la même manière qu’une collectivité locale décide d’étoffer son réseau routier ou de développer ses équipements sportifs. Bref qu’il existe une spécificité intrinsèque de l’activité de recherche. Il y a peu d’espoir que cela se produise un jour, car ces dirigeants devraient alors reconsidérer leur façon de démontrer aux électeurs leur volonté de résoudre tel ou tel problème de société. Ils devraient aussi abandonner une posture idéologique qui associe deux mythes. Le premier pourrait se résumer comme suit : « seule la concurrence est stimulante ». Or ce qui peut être vrai en économie (quoique…) ne l’est pas pour l’activité scientifique, qui reste avant tout une activité de coopération et de mise à la disposition de tous de données, de connaissances. Les directeurs d’unités des différentes structure de recherche n’ont d’ailleurs pas dit autre chose dans leur récent communiqué (6). Deuxième mythe, celui qui mêle l’incompétence des chercheurs et leur incapacité à savoir ce qui serait bon pour eux et pour la collectivité. Cette tendance est historique parmi les conservateurs, Pompidou disant des chercheurs « ... un rassemblement de chercheurs fonctionnarisés installés dans leur fromage jusqu’à la retraite, sans autre souci que de s’adonner à leurs marottes, qu’elles débouchent ou non sur des découvertes... Ces gens-là dépensent de l’argent public sans aucun scrupule… » (7).
En regard de l’impossibilité des politiques au pouvoir de « réformer » leur vision du fonctionnement de la recherche, deux propositions peuvent être faites. La première provient du constat suivant : les procédures d’appel d’offre ont pris une telle ampleur en grande partie parce que les coûts cachés le restent. En d’autres termes, les divers promoteurs (ministères, fondations, etc.) regarderont à deux fois avant d’émettre un appel d’offre lorsque le travail d’expertise de haut niveau (préparation et évaluation) ne sera plus effectué "gratuitement" mais au coût de l’expertise. La seconde solution, qui n’est pas incompatible avec la première, aurait le mérite d’être acceptable par les dirigeants politiques et l’avantage de réduire considérablement les coûts cachés engendrés par une politique de financement sur projet. Imaginons par exemple que le gouvernement décide de soutenir la recherche sur l’asthme à hauteur de 10 millions d’euro. Les laboratoires de recherche étant tous affiliés à des organismes de tutelle, et leur activité scientifique étant périodiquement évaluée, il serait extrêmement facile d’identifier ceux qui travaillent dans ce domaine et de simplement compléter leur dotation budgétaire « de base ». Cette proposition présente au moins deux avantages majeurs. L’un est d’autoriser une production scientifique dégagée du cadre étroit, voire étouffant, de l’appel d’offre, donc plus originale et plus « rentable » sur le long terme. L’autre est lié à l’évaluation a posteriori de l’utilisation des deniers publics, via les procédures annuelles, bi-annuelles et quadri-annuelles mises en place depuis longtemps par les différents organismes de recherche publics et repris depuis par l’agence évaluation de la recherche scientifique (AERES), qui utilise, soit dit en passant, les procédures mêmes qu’avaient établies le CNRS et l’INSERM, et qui avait été mises en doute par nos élites politiques (8). En sus, il est facile de comprendre que l’on éviterait une perte de temps importante à nombre de scientifiques, dont les compétences seraient mieux utilisées à effectuer réellement des travaux de recherche que de la repagination de documents administratifs ou du remplissage de fiches de calculs budgétaires.
Tout cela ne se fera pas sans une double prise de conscience du personnel des laboratoires (chercheurs, ingénieurs, techniciens, administratifs). La première se rapporte à la simple reconnaissance de leurs qualités, au sens large. Elle ne correspond pas à la « culture » du scientifique - quel que soit son champ d’action dans la recherche publique - sous payé, socialement peu considéré et même moqué, et habitué à palier les carences des administrations auxquelles il fait face pour « faire avancer sa recherche ». Il est temps que cela cesse si l’on ne veut pas achever de décourager les plus jeunes et les plus talentueux de l’intérêt - pour eux-mêmes et surtout pour la collectivité - des carrières de la recherche. La seconde prise de conscience concerne leur place fondamentale dans le fonctionnement de la recherche. Pour schématiser, les scientifiques ne doivent plus se percevoir comme des petits soldats aux ordres des politiques de recherche (individus ou stratégies), ce sont les politiques de recherche qui doivent être au service de l’activité scientifique. Ce message passera sans doute mal auprès des décideurs et des élites en raison du formatage idéologique de ces élites. Que celles-ci se méfient et se disent que, de toutes façons, les chercheurs du secteur public n’ont plus grand chose à perdre !
Références :
1. http://www.sauvonslarecherche.fr/sp...
2. Ainsi, dans « La recherche », 403, 2006, Monsieur N. Sarkozy déclarait « nous devons faire de la logique de financement sur projet la règle et non plus l’exception »
3. Voir sur le site de l’ANR : http://minilien.com/?B1tBecJmbq
4. On lira avec intérêt les brochures du 7eme PCRD sur le site européen « europa » : http://ec.europa.eu/research/fp7/in...
5. Une vision prémonitoire de ce qu’allait devenir l’ANR : http://www.sauvonslarecherche.fr/sp...
6. http://www.sauvonslarecherche.fr/IM...
7. http://www.agoravox.fr/article.php3...
8. Selon Monsieur N. Sarkozy, il revient à l’Agence de l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur de porter « la responsabilité majeure de nous doter d’une évaluation professionnelle et irréprochable » (discours à l’universtié Paris XI). Ce qui sous-entend qu’elle ne l’était pas auparavant… Il ajoutait « on aura gagné quand les jeunes talents étrangers se battront pour venir en France » en oubliant qu’un peu plus de 20% des chercheurs entrant au CNRS sont étrangers, alors même que la procédure mise en oeuvre ne relève que du seul système d’évaluation du CNRS.
Yves Dessaux Directeur de Recherche CNRS