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Ceinturée, corsetée, flagellée : la science étouffée !

Par Michel Saint-Jean, le 10 juin 2008

En 1988, la « Magna Charta Universitatum » signée par les universités européennes réaffirmait « la liberté académique et l’indépendance à l’égard de tous les pouvoirs ». Vingt ans plus tard, N. Sarkozy déclare « La recherche doit servir la société….pour alimenter la croissance économique ». De pratique intellectuelle de compréhension du monde, la science se voit désormais réduite à un simple instrument de production de richesses.

A l’origine de cette mutation présentée comme une évidente nécessité, les tenants d’une science « utile » qui veulent avec leurs hommes de main, les managers (« manus agere ») soumettre l’Université à la loi du marché. Leur credo ? La recherche française serait sur le déclin, nos chercheurs les plus compétentes fuiraient tandis que les autres se contenteraient de maigres et pâles résultats, notre indépendance serait menacée par des puissances plus dynamiques que nous… Leurs preuves ? Des études « scientifiques » utilisant des indicateurs quantitatifs (le plus connu étant celui de Shanghaï qui classe les universités) qu’ils ont eux-mêmes conceptualisés. Leur solution ? La reprise en main des scientifiques et de leurs activités. A cet effet, ont été créees l’Agence Nationale de la Recherche devenue la source de financements prédominante et l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur évaluant les structures de recherche mais pas les tutelles et leurs politiques ! Au laboratoire dans lequel des chercheurs autonomes coopèrent pour élaborer des savoirs nouveaux se substitue déormais un ensemble de « porteurs de projets » en concurrence, dont la tutelle pilote les activités en ne finançant que celles conformes à ses « axes stratégiques » et en les évaluant avec des critères quantitatifs mesurés par des « experts » qu’elle choisit.

Pour ses laudateurs, ce dirigisme gestionnaire serait un parangon d’efficacité. Pourtant de nombreux exemples montrent qu’il n’est profitable ni à la science ni même à l’innovation.

La théorie de la dérive des continents dont le drame du Sichuan nous a rappelé la pertinence a été proposée en 1912 par A.Wegener. Théorie s’opposant à celle en usage d’une Terre inerte, les géologues établis la jugèrent « scientifiquement » irrecevable sans qu’aucune critique rigoureuse n’en ait été faite et au seul prétexte que Wegener était météorologiste. En fait, elle resta négligée jusqu’aux années 70 car elle n’était pas utile aux besoins stratégiques de l’économie minière et mettait en péril leur autorité de géologues experts ! Ici, l’autorité de l’institution a explicitement nui à la vitalité de la science.

Le pilotage de la recherche tournée vers l’innovation serait-il plus efficient ? Pas sûr ! Les retards qui font qu’aujourd’hui le poids économique de l’industrie chimique allemande est deux fois plus important que le nôtre a pour origine directe le dirigisme scientifique de la fin du XIXème siècle. Toute entière sous l’autorité du chimiste et ministre Marcellin Berthelot, la chimie française s’est vue contrainte d’ignorer la théorie naissante de l’atome et de continuer à utiliser celle « des équivalents » que lui et ses fidèles imposaient au nom de son efficacité technique. Dans le même temps, les allemands faisaient fructifier les apports de cette révolution conceptuelle. Là encore, le pilotage directif a des conséquences scientifiquement et économiquement désastreuses, et ce, alors même que dans cette discipline aux retombées industrielles certaines, ce dirigisme aurait dû montrer sa pleine mesure.

Le fonctionnement des agences modernes interdirait les erreurs d’hier. L’expérience montre plutôt que tout expert a tendance à ne soutenir que les projets "sûrs" et à rejeter comme non pertinents les plus novateurs (pour lesquels il perdrait d’ailleurs sa qualité d’expert). M. R. Capecchi, Prix Nobel de Médecine raconte qu’en 1980 il avait soumis trois projets à l’agence américaine NIH qui avait préconisé l’abandon du celui pour lequel il reçut son prix. « J’ai poursuivi…mais pris un grand risque. Si je ne trouvais pas de résultats clairs, la NIH aurait stoppé brutalement tous mes financements ». Le dernier prix Nobel de Physique, Albert Fert, dont la découverte fondamentale permis de multiplier par 100 la capacité des ordinateurs ne disait rien d’autre au journal Le Monde qui lui demandait s’il aurait eu ce prix s’il n’y avait eu qu’un financement sur projets « Non car, au départ, c’était un projet à risque dont personne ne pouvait savoir s’il allait aboutir. Une agence…ne l’aurait jamais retenu : c’était à l’époque un sujet trop marginal et loin des thèmes à la mode ». L’incertitude de la découverte est désormais non plus assumée par l’institution mais par les chercheurs eux-mêmes qui doivent choisir entre risquer de perdre tout financement et abandonner des projets incertains auxquels ils croient.

Le pilotage de la recherche imposé aux scientifiques aura l’effet inverse de celui qu’il prétend obtenir. Si le financement sur projets peut être utile pour impulser des recherches, il devient désastreux dès lors qu’il est prédominant car il entrave l’exploration de domaines originaux pour ne renforcer que des axes prioritaires devenus thèmes routiniers, favorisant ainsi le conformisme scientifique. L’évaluation quantitative est néfaste car elle détruit la coopération entre chercheurs pour ne favoriser que des recherches mises en concurrence et cloisonnées pour être identifiables. Alors même que la recherche fondamentale réclame stabilité et mémoire collective, le financement sur contrat transforme un nombre de plus en plus grand de chercheurs en rouages interchangeables une fois le contrat terminé.

Chaque organisation de la recherche découle de la représentation de la science qu’elle entend incarner. En retour, l’adaptation des scientifiques à cette institution forge leurs pratiques et les savoirs qu’ils créent. La recherche publique réclame la liberté intellectuelle, la confiance mutuelle, des laboratoires permettant des échanges fructueux entre chercheurs et une évaluation de leurs idées basée sur la confrontation intellectuelle, des organismes capables de dialoguer et de les accompagner. A la place, le pouvoir actuel a choisi de surveiller et punir. Alors que les potentialités sont immenses, il est à craindre que sous ces contraintes la science française ne s’étiole par épuisement, passivité ou soumission. Les pouvoirs publics seraient alors comptables de ce désastre qu’ils auraient programmé par aveuglement idéologique sans aucune réelle concertation ni avec la communauté des scientifiques ni avec la nation elle-même.

Michel Saint Jean, Physicien, directeur de recherches au CNRS