L’ANR pour les nuls
le 16 juillet 2008
Cette année, on m’a proposé de faire partie du jury du programme « Blanc et Jeunes Chercheurs » de l’ANR et j’ai accepté. Je voulais voir comment cet organisme, dont dépend une grande part de nos crédits de recherche, fonctionne. J’ai découvert tant de choses utiles à tous ceux qui font des projets, que j’ai décidé de vous en faire part.
D’abord un peu de vocabulaire : les projets sont examinés par des commissions dites CSD qui correspondent à des thématiques ; en tant qu’informaticien, j’étais dans la CSD1 qui correspond aux STIC du CNRS et qui couvre également, l’automatique, la robotique, l’électronique et la photonique. Sur une vingtaine de membres, vraisemblablement tous issus de la recherche publique, nous sommes au plus 7 informaticiens et nous ne couvrons pas toute la discipline. C’est le porteur du projet qui choisit de le présenter devant une ou deux CSD, l’une étant principale et l’autre secondaire. Le jury est composé de rapporteurs à qui sont confiés les projets qu’il aura à évaluer, assisté d’un lecteur également membre du jury. Ces projets lui sont attribués par le bureau de la CSD ; il peut simplement les récuser pour conflit d’intérêts. Ils lui sont communiqués sous forme électronique. J’ai commencé par paniquer quand j’ai su que j’étais rapporteur ou lecteur de plus de 15 projets qui faisaient tous au moins 35 pages !
Formellement, il y a deux réunions ; la première sert à choisir des « experts » et aussi à accepter ou récuser les projets dans lesquels la CSD1 est secondaire. Si l’on pense, en concordance avec le lecteur, qu’il n’y a pas suffisamment de recherche du domaine, on peut renvoyer le projet à sa CSD principale qui reste seule à l’évaluer. La CSD, quand elle est unique ou principale, ne peut pas rejeter un projet (à ce stade). Le rapporteur et le lecteur sont là pour proposer des experts qui devront faire un rapport, en ligne, selon un formulaire. Si la CSD est principale, il faudrait au moins deux rapports et si elle est secondaire, au moins un. Mais compte tenu du nombre d’experts qui refusent de rapporter, il faut en proposer le double ; là j’ai compris que c’était mon carnet d’adresses qu’on avait invité. Une base d’experts fournie par l’ANR peut aider, mais elle est assez inutile, car très peu précise quant aux compétences et jamais mise à jour. Evidemment, chacun peut suggérer des rapporteurs à tous les projets, mais compte tenu de la diversité thématique et qu’on n’a pas accès ne serait-ce qu’aux résumés des autres projets que les siens, c’est rare.
Remarque 1 : Les experts proposés par le porteur sont rarement retenus car suspects de complicité. Par contre si des experts sont récusés par le porteur, ils sont systématiquement écartés et donc, si vous avez peur que votre projet soit lu par une équipe concurrente (ou si vous pensez qu’un expert puisse être partial) il faut en faire usage ; ce n’est pas « mal vu ».
Remarque 2 : Il me paraît indispensable que tous les membres du jury aient accès en ligne à tous les projets, au moins aux résumés ainsi qu’au détail des moyens demandés. Ne serait-ce que pour s’échanger éventuellement des projets entre rapporteurs ou pour être de bon conseil dans le choix des experts. Faute de cela, la session est assez ennuyeuse et pavée de vastes temps morts (sauf pour le président).
A l’issue de cette première réunion, c’est l’ANR qui contacte les experts et qui essuie beaucoup de refus. Après épuisement de la liste, le rapporteur est contacté pour proposer d’autres noms et, au fil des refus, le temps passant, les délais se raccourcissent et les experts le sont de moins en moins. Certains projets ne trouvent pas d’experts et dépendent exclusivement du rapporteur. C’est rarissime.
Remarque 3 : Si c’était au rapporteur de faire la demande à l’expert, selon le même protocole qu’actuellement, il y aurait beaucoup moins de refus. D’abord parce que bien souvent ils se connaissent et que le rapporteur peut motiver son expert en lui expliquant pourquoi il est bien placé pour le faire. Ensuite en lui expliquant, si c’est son premier rapport, que le formulaire n’est pas trop contraignant et que ce n’est pas un énorme travail. Enfin il pourrait cibler l’expertise, en précisant que c’est principalement sur certain point qu’il aimerait avoir son avis. L’expertise pourrait alors donner lieu à un dialogue, alors que maintenant, l’expert ignore qui est le rapporteur qui l’a sollicité, et ce dernier lit un rapport sans pouvoir demander de précision.
Deux mois et demi plus tard vient le temps de la synthèse. Le rapporteur accède aux formulaires, remplis par les experts des CSD principales et secondaires (s’il y a lieu). Il relève les notes, se fait une opinion et rédige son propre rapport, dans lequel il recommande un classement en A (projet accepté), B (à classer parmi les autres B) et C (projet rejeté). Des quotas sont imposés à l’ensemble de la CSD ; il doit y avoir au moins 55 % de C et au plus 20 % de A. Arrivent les journées de délibération.
La direction de l’ANR, sous la forme de deux représentants présents tout au long des débats, a commencé par nous rappeler le sens des projets Jeunes Chercheurs – développer une thématique nouvelle et donner leur autonomie financière à une jeune équipe au sein d’un laboratoire – et Blancs – des projets ambitieux qui présentent des objectifs originaux en rupture avec « les itinéraires de recherche bien banalisés ».
Remarque 4 : Ces précisions, en termes vagues, arrivent bien tard, au moment où les opinions sont faites. Il est vrai qu’elles étaient mentionnées dans le premier message de l’ANR qui me proposait de siéger à la CSD1, mais n’ont pas été rappelé en particulier à la fin de la première réunion. Au nom de l’ambition et de la rupture, très à la mode ces temps-ci, on peut approuver ou rejeter à peu près n’importe quel projet !
Pour l’ensemble des projets (68 Jeunes Chercheurs et 138 Blancs) on nous a donné un dossier contenant pour chaque projet et pour seule information, son titre, son porteur, son labo, son coût et sa durée, ainsi que les notes des experts. Nous traitons d’abord ceux où la CSD1 est secondaire, pour transmettre nos notes, puis ceux où nous sommes seuls et enfin ceux ou la CSD1 est principale, après transmission les notes des autres CSD.
Remarque 5 : C’est sur le budget de la CSD unique ou principale que sera pris le financement. Et donc il y a plus facilement des rapports très favorables à des projets, pour nous CSD secondaire, qui ne nous coûtent rien. Selon moi, s’il y a lieu, demander une expertise secondaire ne peut être que bénéfique – dans la mesure ou l’expertise principale est bonne.
A l’appel des projets, chaque rapporteur présente sa synthèse et propose son classement. Très rapidement, nous sommes passés des catégories A, B ou C à A+, A, A-, B+, B et C et seules les trois premières avaient une chance d’être financées. Nous sommes une vingtaine et chacun a son style. Certains sont précis, résument le projet, s’appuient sur les expertises pour justifier leur classement. D’autres le sont moins, se contentant de qualificatifs généraux. Faute d’accès aux projets des autres et aux noms des experts, il est impossible de débattre. Parfois, des classements en A sont pourtant accompagnés de mauvaises notes d’experts, sans véritable justification.
Remarque 6 : Le gros problème vient de la diversité thématique et de la non transparence des projets. Nous n’avons que les maigres informations transmises quand nous ne sommes pas rapporteurs, même si nous sommes compétents, et nous ne connaîtrons jamais le nom des experts. En cours de délibération, un changement de logiciel a été effectué. Le nouveau aurait permis de voir les résumés, mais le jeu des connexions parfois saturées, d’un nouveau mode d’accès et d’un transfert partiel des anciens projets ont fait que pratiquement tout le monde y a renoncé. Et que pourrais-je penser des « Recombineurs actifs en niobate de lithium pour l’interferrométrie stellaire » ou du « Very high voltage devices in silicone carbide » ? Leurs rapporteurs devaient se poser la même question devant le projet « Combinatorial exploration of the molecular landscape and evolution of intimate species relations ». Néanmoins un peu plus de transparence me semble indispensable.
La dernière demi-journée est presque entièrement consacrée au classement des projets. On attribue a priori 1,17 millions d’euros en Jeunes chercheurs et 5,64 millions en Blancs sans compter certains projets très interdisciplinaires et très bien classés par leurs deux CSD qui seront financés sur un fond global de 10 millions.
Remarque 7 : C’est la première fois que nous parlons d’argent, alors que nous sommes réunis pour ça. Jamais le coût d’un projet n’a été pris en considération. Et pourtant ils s’échelonnent de 100 000 à 600 000 euros. Il est évident (pour moi) que plusieurs projets peu coûteux valent mieux qu’un gros projet prospectif. De même une étude sur 4 ans peut s’avérer infructueuse dès la première année ; aucun financement n’est soumis à la validation d’une étape.
Nous prenons d’abord les A+ et éventuellement les A et A- qui saturent les crédits, mais déjà il faut interclasser les projets. C’est une tâche infaisable (proprement) compte tenu des informations dont on dispose. Comment placer x avant y quand on ne connaît pas y ? La conviction du rapporteur y fait beaucoup. Sa familiarité avec le sujet aussi ; un rapporteur qui hérite d’un projet sur une thématique qu’il connaît mal aura tendance à défendre les sujets qu’il connaît bien.
Remarque 8 : Pour un porteur qui hésite entre CSD principale et secondaire, la liste (publique) des rapporteurs peut l’aider à choisir. Car s’il n’y dans l’une aucun rapporteur proche de sa thématique, qui soit assez distant pour ne pas susciter de conflits d’intérêt, il vaut peut être mieux choisir l’autre.
A la va vite, les crédits demandés sont examinés, afin de vérifier qu’ils sont conformes aux règles de l’ANR – pas plus de 2 CDD par an (bourses ou post doc), pas de financement disproportionnés – alors que nous n’y étions nullement préparés ; pour ma part, je découvrais ces règles. Après cela, les projets perdants sont placés sur une liste complémentaire, au cas où l’ANR saurait grappiller d’autres crédits. Il ne nous reste plus qu’à ajuster le rapport final (dans l’ancien ou le nouveau logiciel) qui sera transmis au porteur.
Les délibérations finales ont eu lieu il y a une semaine et les résultats transmis il y a quelques jours ; j’ai vérifié que nos classements avaient été respectés et les listes complémentaires sont toujours complémentaires.
L’ensemble de mes remarques me faisait dire au soir des délibérations, « Ubu règne sur l’ANR » ; pas tout à fait, mais presque. La raison et la bonne collaboration des membres du jury n’est nullement en cause, mais les règles de fonctionnement de l’ANR – contrôle des experts, manque de transparence des projets, interclassement de la carpe et du lapin - font que je le pense toujours. De plus ce jury agit au coup par coup sans orientation. Il se contente de choisir les « meilleurs » des projets, pouvant une année encourager la fibre optique et l’année suivante, voire le même jour, les câbles à haut débit.
L’absence de direction et de politique scientifique à l’ANR fait que l’on retombe dans le travers de l’essaimage qui était reproché à l’ancien système ; on agit au nom de l’excellence, sans véritables critères ni objectifs. Simplement l’unité monétaire à changé, elle a été multipliée par 10. Un projet de recherche qui demandait 10 K-euros à une ACI en vaut maintenant 100 ; il suffit de demander une bourse de thèse et un post doc, pour des candidats qu’on n’a pas. Ceci écarte les petites demandes des petites équipes et pérennise les CDD. Et c’est sans doute pour recadrer la demande à l’offre saisonnière, que le calendrier est remanié.
Alain Guénoche IML - CNRS