La recherche sacrifiée.
Par
, le 27 janvier 2004Article paru dans Ouest-France le 22 janvier 2003, signé Jean-Pierre Brun, Erik Neveu, Pascale Laborier et Patrick Hassenteufel, professeurs des Universités, Philippe Garraud et Claude Martin, directeurs de recherche au CNRS, Magdaléna Hadjiisky et Gildas Renou, doctorants.
Depuis quelques temps, la France commence à ouvrir les yeux sur l’ampleur des menaces qui pèsent sur sa recherche publique. L’alerte lancée par les chercheurs, toutes disciplines confondues, franchit les portes des laboratoires.
En 2002, le candidat J. Chirac semblait pourtant conscient de l’enjeu : il promettait de faire passer, d’ici à 2010, le financement de la recherche de 2,2% à 3 % du PIB. Il reprenait en cela les conclusions du sommet européen de Barcelone, qui encourageait à augmenter le recrutement des jeunes diplômés dans les laboratoires, en vue de pérenniser et d’accroître le potentiel d’enseignement supérieur et de recherche . Or le nombre de postes mis aux concours de chercheurs ne cesse de baisser, alors même qu’un départ en retraite sur deux ne sera pas remplacé. Que s’est-il passé ? Le gouvernement actuel a choisi d’ignorer les engagements électoraux du Président de la République. En 2004, la recherche (1% des fonctionnaires) « contribue » à hauteur de 10% des suppressions de poste . Aux 150 postes de chercheurs déjà liquidés l’an dernier s’ajouteront donc 550 suppressions supplémentaires (195 chercheurs et 355 ingénieurs et techniciens de recherche). Comme contrepartie, la ministre déléguée à la Recherche vante la création de contrats à durée déterminée. Mais ces « créations » n’en sont pas : elles suppriment un nombre équivalent de postes de chercheurs titulaires. Ces CDD ne pourront compenser la destruction de postes stables : la recherche ne peut prospérer dans un climat de précarité et d’urgence. Cette mesure conduit en outre à la paupérisation de jeunes qui ont consenti à poursuivre des études difficiles, longues et sélectives. Leur diplôme de doctorat en poche, ils ont déjà derrière eux des années d’expérience professionnelle accumulées à travers des contrats temporaires de recherche et d’enseignement. Ils ont contribué à la recherche via leur thèse et les publications scientifiques auxquelles elle a donné lieu. Le gouvernement pense-t-il, sérieusement, inciter les jeunes générations s’engager dans la recherche en leur offrant une précarité professionnelle institutionnalisée et chichement rémunérée ? Comparons un instant : les CDI proposés aux Etats-Unis aux jeunes chercheurs français sont de deux à trois fois supérieurs au salaire qu’on leur promet en France sous forme de CDD. Ces « bac+10 » qui, ont acquis -grâce aux deniers publics- des compétences de haut niveau, iront de plus en plus les faire fructifier à l’étranger, puisqu’ils ne pourront plus travailler au CNRS, à l’INRA ou à l’INSERM. En 2001, 2400 jeunes chercheurs français travaillaient déjà aux USA, selon le bureau du CNRS à Washington. On compte en moyenne 600 départs par an pour les seuls Etats-Unis . La situation n’est pas meilleure à l’Université, le lieu fondamental de formation et de transmission de la recherche. Alors que les étudiants affluent toujours, aucun poste nouveau ne sera créé en 2004. Pourtant, selon les chiffres ministériels, il manque 18.000 postes pour assurer un enseignement de qualité dans les universités ! Les tours de passe-passe budgétaires du gouvernement masquent mal une stratégie comptable aboutissant à un véritable sacrifice de l’intelligence. Concernant le budget public de la recherche, le gouvernement assurait l’an dernier que les reports de crédits antérieurs permettraient à la recherche de ne pas souffrir de la diminution de 2003 (-3 % en volume si l’on tient compte de l’inflation). En réalité, si on calcule les chutes et annulations de crédits en 2002, 2003 et 2004, il manque 618 millions d’euros pour en rester à une croissance zéro entre début 2002 et 2004 ! A titre de comparaison, le financement public de la recherche américaine progresse de 20 à 25% par an. Le Japon prévoit de doubler son effort en ce domaine… Ces chiffres parlant d’eux-mêmes, le gouvernement renvoie la balle au « privé », qui serait amené à suppléer l’Etat. Le financement privé de la recherche est certes très insuffisant en France. Cependant, pourquoi le gouvernement supprime-t-il précipitamment des postes de chercheurs, alors que la solution au problème de la faible contribution privée n’a pas été trouvée ? Les grands groupes européens, qui financent incomparablement moins la recherche que les Japonais et les Américains, refusent d’augmenter leur effort. Pis, ils demandent à l’Etat d’accroître les aides en leur faveur, ce que ce dernier leur accorde en France, alors que leur coût collectif n’est assorti d’aucune garantie. Les 900 millions d’euros dégagés par la baisse du budget de la recherche sont ainsi alloués en aides de l’Etat aux entreprises . Le « privé » ne peut être une panacée. La logique entrepreneuriale, exigeant la rentabilité immédiate, est peu compatible avec celle de la recherche, qui repose sur la longue durée. Les usages privés ou publics des recherches arrivent généralement après-coup, parfois même longtemps après les découvertes. Les différents aspects de cette politique paraissent donc peu rationnels, tant pour l’intérêt général que pour le contribuable. Sauf à se couper de tout développement économique et social dans le futur, la France devra reconstruire cette recherche sacrifiée ; cette reconstruction coûtera incomparablement plus cher que les économies actuellement engrangées. Le gouvernement prétend hiérarchiser « l’utilité économique et sociale » des disciplines et avantager certaines au détriment d’autres. Dans le contexte de rigueur actuel, les sciences humaines et sociales sont particulièrement touchées. Le droit, l’histoire, l’anthropologie, les sciences du langage, etc. se retrouvent réduits à une portion congrue et implicitement désignés comme inutiles. Autant d’aveuglement ne laisse de surprendre. Notre pays a besoin d’une expertise indépendante de haut niveau, permettant de répondre de façon pertinente et rapide aux problèmes de société, de politique internationale, de santé publique, d’éducation, d’urbanisme, d’économie politique, etc. L’abandon de la recherche en sciences humaines serait un signe inquiétant de la faible place que notre société accorde à l’humain et la connaissance. Nos gouvernants mesurent mal l’ampleur des richesses immatérielles produites par la recherche française qui, chaque jour, sont utilisées dans tous les secteurs de la société. Ils sous-estiment son concours à l’économie comme sa contribution au rayonnement de la France et de l’Europe dans le monde. Décider de sacrifier la recherche, c’est négliger d’investir dans le substrat indispensable sur quoi repose l’avenir des civilisations : le développement de la connaissance et des savoir-faire. Nous avons la responsabilité de ne pas hypothéquer le futur.