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Réformes et modernisation ou assassinat de la recherche et de l’enseignement supérieur ?

Par Isabelle This-Saint-Jean, Michel Saint-Jean, le 27 octobre 2008

Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean

La restructuration de l’enseignement supérieur et de la recherche imposée par le gouvernement actuel constitue un véritable bouleversement qui menace les conditions même d’exercice de nos activités. Pierre après pierre, le gouvernement démolit le système antérieur, institutions comme statuts. Après la mise en place du LMD et le « Pacte pour la recherche » qui a vu la création de l’ANR et de l’AERES, la loi dite LRU sur les universités, l’attaque sur grands organismes et celle sur les statuts des personnels à laquelle nous assistons actuellement dessinent un dispositif institutionnel de l’enseignement supérieur et de la recherche radicalement nouveau.

Ces attaques sont d’autant plus fortes que l’on observe une volonté réformatrice analogue à travers toute l’Europe. Chaque pays européen se voit en effet imposer des réformes en bien des points analogues à celles que nous subissons - au mépris des spécificités qui font la force et la faiblesse de chacun - à l’aide de l’argument selon lequel des tels bouleversements seraient inévitables puisqu’ils se produisent « partout ailleurs en Europe » et qu’il faudrait adapter les université et les organismes de recherche à la « compétition mondiale.

Une véritable contre-révolution

A écouter le gouvernement, « tout le monde s’accorde à penser » que ces réformes sont nécessaires et efficaces puisque « partout ailleurs qu’en France » elles sont déjà appliquées. Par ce matraquage incessant, par cette rhétorique de l’évidence, l’opinion publique est mise en demeure de croire qu’il n’y a ici aucun choix politique et qu’il ne s’agit là que de simples mesures « techniques » permettant à la France de rattraper le temps perdu. En réalité, non seulement, ces réformes ne résoudront en rien les problèmes rencontrés aujourd’hui par le monde scientifique, mais leur première caractéristique essentielle est d’être de nature profondément idéologique. Les valeurs qui viennent aujourd’hui structurer les institutions de la recherche et de l’enseignement supérieur sont en effet radicalement différentes de celles qui prévalaient jusqu’alors. Et il n’est probablement pas trop fort de parler de véritable révolution -ou plus exactement « contre-révolution »- idéologique. Il convient donc de dénoncer la supercherie de ce prétendu apolitisme que le gouvernement avance uniquement pour tenter d’anesthésier toute contestation, de discréditer les opposants et d’imposer masqué des choix de société.

En effet ces « réformes » sont en réalité les déclinaisons d’une seule et même réforme qui a déferlé sur l’Europe et qui cache ses choix idéologiques derrière le concept d’« économie de la connaissance ». Le véritable changement résulte de l’accord commercial du GATS (General Agreement on Trade in Service) qui stipule que l’enseignement supérieur et la recherche doivent être considérés comme des biens marchands. La finalité première (pour ne pas dire unique) de la recherche et de l’enseignement supérieur serait « utilitariste ». Ainsi, les objectifs premiers et essentiels ne seraient-ils plus la création et la diffusion de connaissances nouvelles et de savoirs, mais la recherche n’aurait de valeur que par ses applications et ses retombées économiques et l’Université que par les compétences et les qualifications professionnelles qu’elle offre à ceux qui sont devenus ses « clients » (ou ses « usagers »), à savoir ses étudiants. Aussi, dans l’esprit de la réforme, la recherche se confond-elle avec l’innovation et le critère ultime de son efficacité correspond au nombre de brevets déposés. De même la Licence doit-elle devenir un diplôme ouvrant sur le monde du travail, la mission de l’enseignement supérieur devenant à ce niveau de formation celle de « l’employabilité » de ceux qui sont devenus ses « usagers » ; les renouvellements des habilitations vont dépendre de la réussite des étudiants dans ces filières et de leur niveau de rémunérations à l’embauche ! Les programmes se sont donc progressivement redéfinis autour des « compétences » supposées attendues par le monde professionnel et chaque « étudiant-usager » peut façonner son parcours en choisissant des ECTS pouvant correspondre à des enseignements classiques mais aussi à d’autres activités (associatifs, encadrements d’autres étudiants, etc.). Il en résulte une formation souvent parcellaire, incohérente rapidement obsolète sur un marché du travail en perpétuelle mutation.

L’enseignement supérieur abandonne ainsi son ambition première consistant à diffuser le savoir et de permettre à tous, et en particulier aux jeunes, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents. De pratique intellectuelle de compréhension du monde et de transmission des savoirs, la Recherche et l’Enseignement Supérieur se voient désormais réduits à de simples outils techniques de production de richesses et doivent se mettre au service de l’économie pour contribuer à la croissance économique. Dès 1998, dans sa déclaration de Bologne, l’Europe adhère à cette idée, tout en continuant à vouloir « apporter une dimension intellectuelle, sociale et technologique à la construction européenne ». 1988, était pourtant l’année où les recteurs des universités européennes signaient la « Magna Charta Universitatum » qui réaffirmait le principe de « la liberté académique et d’indépendance à l’égard de tous les pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et de formation ». Quoi qu’il en soit, deux ans plus tard, à Lisbonne, il ne s’agissait plus que de développer une Europe de « l’économie du savoir », dérive qui conduira Nicolas Sarkozy dans son discours du 28 janvier 2008 à déclarer : « la recherche doit servir la société, elle doit permettre à la société de s’approprier ses découvertes et ses résultats. A moyen terme, elle est incontournable pour alimenter la croissance économique de la France. ». Comme en écho V. Pécresse expliquait que « la science ne se conçoit pas à l’écart du monde : elle est d’abord au service de la société » et l’université et l’éducation doivent « s’adapter aux besoins de l’économie ». Certes, dans une déclaration récente (7 octobre 2008), cette dernière expliquait qu’il faut au niveau européen faire émerger « une nouvelle liberté, la cinquième liberté, celle de la connaissance », mais, ne nous y trompons pas, il n’y a là que pur effet rhétorique : une fois encore, afin de faire taire les opposants, rien de tel que de reprendre leurs propres termes afin d’étouffer leur parole. Ainsi pour nos dirigeants la recherche paraît-elle se confondre désormais avec l’innovation et ne devoir être évaluée qu’à l’aulne des applications qu’elle génère, tandis que l’Université et les établissements d’enseignements supérieur paraissent avoir pour principale, voire pour unique mission, la professionalisation et l’adaptation des jeunes au marché du travail. Il n’est donc probablement pas excessif de considérer que ses réformes s’inscrivent dans une dérive idéologique beaucoup plus profonde qui fait qu’aujourd’hui le savoir et la connaissance ne sont plus considérés comme des valeurs en soi.

Pourtant, puisque le modèle américain est, dans ce domaine, si souvent mis en avant, citons les propos de la présidente de l’Université d’Harvard : « l’enseignement et le connaissance sont importants parce qu’ils définissent ce qui a fait de nous des humains et non parce qu’ils peuvent améliorer notre compétitivité mondiale ». On peut également rappeler ici les propos d’Albert Fert, Prix Nobel de Physique 2007 dont la découverte fondamentale a pourtant permis de multiplier par cent les capacités de stockage des ordinateurs : « Les chercheurs doivent être conscients des problèmes de société. …mais on ne peut pas imposer une finalité stricte à la recherche ».

Un pilotage étroit de la recherche

La seconde caractéristique essentielle de ces réformes découle de la conviction de nos dirigeants selon laquelle, une fois de telles missions ainsi assignées à l’enseignement supérieur et à la recherche, le meilleur moyen pour les atteindre serait un pilotage étroit. Le gouvernement actuel met donc en place les outils d’un pilotage de plus en plus serré de l’activité de recherche publique et d’enseignement par le pouvoir politique. Un tel pilotage va bien au-delà de la détermination des grands objectifs qui relève effectivement du pouvoir politique et de l’Etat. De nouvelles structures institutionnelles ont ainsi été créées : l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) qui est devenue peu à peu la source prédominante de financements des chercheurs et l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES) qui elle, évalue toutes les structures de recherche et d’enseignement supérieur… sauf naturellement les tutelles et leurs politiques ! Et récemment la ministre de la Recherche, Valérie Pécresse, a présenté au conseil des ministres une communication sur la « stratégie nationale de recherche et d’innovation » dans laquelle elle énonçait les modalités de la définition quadri-annuelle des grands axes stratégiques de la recherche. Les conséquences sont lourdes. En effet, au laboratoire dans lequel des chercheurs coopèrent pour élaborer des connaissances nouvelles en pleine autonomie intellectuelle, doit maintenant se substituer un ensemble de scientifiques, « porteurs de projets » concurrents, dont la tutelle pourra piloter l’activité en ne la finançant que si elle est conforme à ses « axes stratégiques » (qu’elle prétend pouvoir définir alors que la plupart du temps l’Etat n’a la maîtrise, ni du marché, ni de la logique financière des groupes industriels impliqués) et en évaluant leurs performances sur des critères quantitatifs mesurés par des « experts » choisis par la tutelle et ne rendant des comptes qu’à elle.

Cette reprise en main va ainsi à l’encontre d’un principe essentiel de l’action de l’Etat dans ces secteurs, qui était respecté depuis l’après-guerre, et ce quelle que soit la couleur politique du pouvoir : l’indépendance des institutions de recherche et des universités. Ce principe, qui n’interdit nullement au pouvoir politique d’impulser certaines orientations en matière de recherche, conditionne l’existence d’une science et d’un enseignement supérieur de haut niveau. Car il est de la compétence des seuls scientifiques de déterminer les stratégies de recherche, de définir la meilleure utilisation à faire des moyens affectés et de se prononcer sur la valeur proprement scientifique des connaissances procurées par leurs pairs. L’un des aspects de cette remise en cause passe par le contournement systématique des instances élues de nos institutions et du principe de collégialité et par la mise en place des différentes réformes en s’appuyant sur des commissions dont les membres sont nommés.

A écouter les laudateurs de cette gestion dirigiste de la recherche publique, elle serait censée être un parangon d’efficacité. Pourtant d’innombrables exemples dans l’histoire des sciences et des innovations nous prouvent que l’autoritarisme gestionnaire n’est profitable ni à la science, ni même à l’innovation et plus proche de nous, Albert Fert expliquait qu’il n’aurait pu mener ses recherches qui lui ont permis d’obtenir le prix Nobel, dans le cadre d’un financement de la recherche sur projets. Le pilotage de la recherche publique voulu par les pouvoirs publics et imposé aux scientifiques aura l’effet inverse de celui qu’il prétend obtenir. Les contraintes et les modalités de ces agences vont en effet amener les scientifiques à respecter des normes et des usages qui créent structurellement du conformisme scientifique et conduiront à terme à la stérilisation de la créativité de cette communauté. Le financement sur projets, notamment sur projets courts, qui peut être utile ponctuellement pour impulser certaines recherches, devient désastreux dès lors qu’il est prédominant, car il entrave les initiatives et l’exploration de domaines originaux pour ne renforcer que des axes prioritaires devenus thèmes routiniers et il met à mal la stabilité et la mémoire collective que réclame la recherche fondamentale.

Côté université, les enseignants-chercheurs voient leur autonomie pédagogique régresser. Faute de moyens mais voulant faire face à la démocratisation de l’enseignement supérieur et se sentant responsables du devenir de leurs étudiants souvent de faible niveau, les universitaires se voient obligés d’adapter, contraints et forcés, leurs exigences à un système qui privilégie le transfert de compétences immédiates au détriment de l’élaboration et de la transmission de savoirs nouveaux.

Une mise en concurrence généralisée, lourde d’effets pervers Nos dirigeants sont également profondément convaincus que le meilleur moyen pour diriger les institutions de la recherche et de l’enseignement supérieur est d’introduire en leur sein les modes de gestion du secteur privé. En particulier, et telle est la troisième caractéristique fondamentale des réformes, ils prônent un recours systématique à la concurrence, dans laquelle ils voient la condition nécessaire et suffisante de l’efficacité. Cette conviction, là encore profondément idéologique, rencontre malheureusement, il faut bien l’avouer, un écho assez favorable dans une partie de la communauté des enseignants chercheurs, issue d’un système extrêmement concurrentiel (en particulier celui des grandes écoles), et qui confond sélection par le mérite et mise en concurrence permanente. Au nom de cette conviction, les individus, les équipes, les laboratoires, les organismes et les Universités sont mis en concurrence afin que les « meilleurs » puissent être identifiés et récompensés, voire les « mauvais » sanctionnés. Les équipes de recherche doivent ainsi se faire concurrence au lieu de collaborer. L’augmentation des crédits affectés à l’ANR et la réduction concomitante de ceux alloués aux laboratoires conduisent à l’émergence d’équipes de plus en plus « indépendantes », tant sur le plan financier que sur le plan du recrutement sur contrat, favorisant ainsi la disparition des laboratoires comme structures scientifiques, au profit de microstructures individualistes dépourvues de toute cohérence d’ensemble. Or, dans la recherche publique, la seule pratique scientifique qui fasse sens est une démarche coopérative entre chercheurs car si l’émulation intellectuelle est stimulante, la concurrence est délétère. Les individus eux-mêmes sont mis en concurrence. On a ainsi vu le nombre d’emplois précaires exploser ces dernières années parmi les personnels techniques et administratifs, mais également chez les jeunes chercheurs qui se voient contraints d’enchaîner les post-doctorats avant d’accéder à un emploi statutaire et dont l’âge moyen à l’embauche ne cesse de reculer. Faut-il alors s’étonner de la perte d’attractivité pour les métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche que l’on constate aujourd’hui et qui se traduit en particulier dans les difficultés qu’ont certaines équipes à trouver des thésards et dans celles des recrutements des Master Recherche ? En outre, une telle montée de la précarité s’accompagne nécessairement d’une perte, là encore, d’indépendance dans les activité de recherche et d’un grand retour du mandarinat. Innombrables sont les témoignages qui le prouvent. Par ailleurs un système de primes, de rémunération au mérite, de modulation de services et de carrière différentiées, se dessine peu à peu, dispositifs qui risquent d’être d’autant plus facilement acceptés que la dégradation du pouvoir d’achat a été extrêmement forte pour les personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur, que les comportements déviants, certes intolérables, sont systématiquement montés en épingle de manière caricaturale dans un discours hostile aux « fonctionnaires » et qu’une culpabilisation perverse est instrumentalisée de telle sorte que chacun se tait de peur de passer pour celui qui ne dénonce une telle concurrence que parce qu’il craint de perdre. Cependant, comme le montre toutes les expériences étrangères, l’instauration d’une telle concurrence, outre qu’elle est génératrice de souffrances individuelles qui se traduisent par une implication moindre de tous, engendre un état d’esprit déplorable et ne peut se produire qu’au prix d’une remise en cause des notions d’équipe et de collaboration, notions pourtant essentielles aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche. Sommes nous concurrents dans les équipes pédagogiques ? Devons nous être concurrents dans les laboratoires, dans les colloques, avec nos collègues étrangers ? En outre, les coûts administratifs qui devront être supportés afin de pouvoir mettre en place cette concurrence, s’ils sont difficiles à chiffrer, seront vraisemblablement très importants. Ainsi par exemple, l’université de Calgary au Canada (pays dans lequel il existe un système de rémunération des enseignants-chercheurs « au mérite ») ne dépense-t-elle pas annuellement l’équivalent de douze postes d’enseignants-chercheurs à temps plein pour pouvoir faire fonctionner ce système 1 ? Et, alors même que l’un des arguments fréquemment invoqués pour nous imposer ces réformes est celui de la lourdeur administrative de nos établissements et de la nécessité d’un allègement et d’une simplification, nos dirigeants actuels mettent en place des procédures et des institutions kafkaïennes. Quand sera rendu public par exemple le coût de fonctionnement de l’AERES ? Quand évaluera-t-on le nombre d’heures perdues par chacun afin de remporter des appels d’offres ? Celles perdues afin de sélectionner les heureux gagnants de ce qui n’est bien souvent qu’un jeu de dupes ?

Pour les universités, elles doivent désormais se comparer, afin de faire valoir leur offre auprès de étudiants et d’obtenir des soutiens financiers publics. Des pôles d’excellence sont actuellement définis dans lesquels des moyens supplémentaires devraient être engagés. Couplé à l’existence des PRES, on voit ainsi se dessiner une France universitaire à deux vitesses avec deux types d’établissements : d’une part, de grands centres d’enseignement et de recherche pouvant rentrer dans les critères de Shanghai - une dizaine - accueillant toujours des activités de recherche et susceptibles de délivrer des diplômes de Master et de Doctorat et d’autre part, celles qui ont vocation à devenir ce que l’on ne veut pas appeler des « collèges universitaires » et qui ne délivreront plus pourtant que des licences et/ou des diplômes strictement professionnalisants. Une telle évolution se traduira par la distinction entre différents corps d’enseignants et de chercheurs, certains (« les mauvais chercheurs » naturellement) n’ayant plus la possibilité de faire de la recherche et voyant leur charge d’enseignement s’alourdir. Or, une telle évolution est inacceptable pour au moins cinq raisons. En premier lieu parce que l’enseignement (en particulier en premier cycle) apparaît comme une punition dont on épargnerait les chercheurs d’ « excellence ». En second lieu, car elle revient à mettre en face des étudiants des gens qui ont été mal jugés et dont on peut donc douter des qualité d’enseignants. En troisième lieu, car elle risque de renforcer les inégalités territoriales et rendre plus difficile encore l’accès de tous (et en particulier des enfants des classes les plus défavorisées) à l’enseignement supérieur. Cette césure entre L et MD a en effet conduit dans des pays voisins à des disparités sociales importantes (bon nombre d’étudiants de condition modeste hésitant à s’engager dans un cursus MD incertain) et à de fortes disparités territoriales, seules les universités les plus richement dotées pouvant développer des cursus MD attractifs. En quatrième lieu parce qu’elle supprime pour la plupart des universités leur spécificité première à savoir un adossement de l’enseignement à la recherche qui faisait pourtant leur principal atout dans la lutte très inégale qui les oppose aux grandes écoles. Enfin, en cinquième lieu, parce qu’une telle distinction nécessite une évaluation de chacun qui, pour le moins, pose problème.

Une évaluation permanente et absurde

On observe en effet actuellement à la mise en place d’un système d’évaluation omniprésente non seulement des établissements, des laboratoires et des équipes, des projets, des diplômes, mais aussi et surtout des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche ; il s’agit là de la quatrième caractéristique essentielle des réformes. Une telle évaluation représente un élément central dans la mise en place, au sein des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des modes de gestion du secteur privé. Elle est en particulier nécessaire pour pouvoir instaurer la concurrence et par ailleurs elle trouve une justification dans l’idéologie de profonde défiance à l’égard des agents de la fonction publique qui, protégés par leur statut, ne pourraient pas être motivés autrement que par une politique de primes ou de sanctions et la conviction de la nécessité d’un contrôle étroit pour éviter les comportements déviants. Nos dirigeants paraissent incapables de comprendre que la motivation des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur puisse être l’intérêt intrinsèque du métier, voire pire sens de l’intérêt collectif et du bien publique. Tenir un tel discours est aujourd’hui inaudible et relève d’un angélisme qui ne peut être que le fait d’idéologues profondément naïfs.

Or nous avons déjà souligné le coût exorbitant d’une telle évaluation et la mise en place d’une véritable bureaucratie de l’évaluation. En deuxième lieu, les individus chargés de mener à bien une telle évaluation sont de manière croissante nommés dans la plus totale opacité. De telles procédures de désignation, non seulement mettent à mal le principe essentiel de l’indépendance de la recherche et de l’enseignement supérieur, mais elles rompent également avec l’un des principes fondamentaux qui prévalait jusqu’alors dans l’organisation de la recherche et de l’enseignement supérieur, très clairement affirmé par la loi du 26 janvier 1984 (article 20) : celui de la gestion démocratique des établissements avec le concours de l’ensemble des personnels et des étudiants. En troisième lieu, l’évaluation étant un processus complexe et chronophage, les évaluateurs ont de plus en plus systématiquement recours à l’utilisation massive de critères strictement quantitatifs, reposant sur des classements de revues par disciplines, en dépit de leur absurdité et des dangers qu’elle représente. L’évaluation devient ainsi une procédure simple et rapide qui peut être réalisée par tous, y compris par de simples gestionnaires : il ne s’agit plus de que faire des sommes pondérées ! Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pourtant aujourd’hui à l’encontre d’un tel système. Elles dénoncent notamment le conformisme intellectuel qui ne peut que découler de tels principes d’évaluation, le productivisme absurde qui pousse chacun à produire à tout prix des articles en quantité, les effets de domination dans les champs disciplinaires qui risquent de voir certaines sous-disciplines ou certaines approches disparaître. De telles dénonciations ne signifient pas une opposition de principe à l’évaluation mais elles rappellent que la science doit être évaluée sur ses résultats et dans le cadre de confrontation intellectuelle d’idées (articles, conférences, etc.). Elles demandent que soit revu le mode de fonctionnement et les périmètres d’action des nouveaux dispositifs institutionnels mis en place par les réformes récentes, l’A.N.R., l’A.E.R.E.S. tout comme la gouvernance des universités mise en place par la L.R.U.. N’a-t-on pas vu récemment les rédacteurs en chefs des principales revues de philosophies des sciences anglaises demander que leurs revues soient sorties de ce système de classification ? Certaines équipes, notamment de mathématiques, refusent désormais de remplir les grilles d’évaluation bibliométriques ; il est vraisemblable et souhaitable que le front du refus s’étende.

Un désengagement de l’Etat en dépit de promesses réitérées…

Parallèlement à la volonté d’un contrôle politique sur les activités de recherche, les politiques récentes menées dans ce secteur se caractérisent également et de manière un peu paradoxale par un désengagement de l’Etat qui, contrairement aux allégations du gouvernement actuel, se poursuit depuis 2002. Le paradoxe n’est qu’apparent car l’un des objectifs des réformes consiste en effet à limiter l’investissement public dans l’enseignement supérieur et la recherche, en accord avec l’obsession idéologique dominante et destructrice visant à réduire à tout prix les services publics. Ce désengagement apparaît notamment très clairement dans la LRU et la pseudo-autonomie accordée aux Universités, ainsi qu’en arrière plan dans les projets de démantèlement du CNRS et des grands organismes auxquels ont assiste aujourd’hui. En dépit d’une très importante entreprise de « communication » gouvernementale, on assiste au non renouvellement, voire à la suppression de postes techniques et scientifiques et on constate la diminution des crédits attribués à la recherche publique. Ainsi, alors que le gouvernement annonce dans le budget quadriennal 2009-2012 1,8 milliards d’euros supplémentaires destinés à ces secteurs, une lecture un peu plus attentive nous prouve qu’il n’en est rien et que nous sommes ici face à un pur effet d’annonce. En effet, la croissance des crédits budgétisés se réduit en fait à 740 millions, ce qui avec une inflation de 2 % en 2009 correspond à une croissance réelle de 1,2 % au mieux (sans annulation ou report de crédits, hypothèse très peu vraisemblable) et une croissance nulle si l’inflation est de 3 %. Pourtant, notre pays accuse actuellement un retard abyssal en ce qui concerne le financement de la "recherche académique" (universités et CNRS), puisque entre 2002 et 2006 son financement (en euros constants) a baissé de 2 % d’après l’OCDE et que pour la part du PIB qu’il y consacre, il se situe en dix-huitième position mondiale. Contrairement à ce qu’affirme notre ministre dans sa campagne promotionnelle, l’A.N.R., loin d’avoir apporté deux milliards de plus et des moyens supplémentaires aux laboratoires, a été financée par la baisse des crédits des grands organismes et surtout par la baisse du pouvoir d’achat de nos salaires. Nous sommes donc loin des sommes mirobolantes annoncées. Les budgets de base de nos laboratoires vont à nouveau baisser cette année. En réalité, l’augmentation du budget est en grande partie préemptée par le Crédit d’Impôt Recherche, dont le montant explose littéralement et n’est plus sous contrôle du gouvernement, alors même qu’il profite bien moins aux PME qu’aux très grands groupes qui bénéficient ainsi d’un véritable effet d’aubaine et qu’il échappe totalement aux universités. Sans pour autant qu’une évaluation de son impact n’ait été faite, même si l’on sait qu’il n’a pas permis d’empêcher le nombre de brevets de baisser ! [1]

En outre, nous avons appris cet été que 900 postes devaient être supprimés dans ce secteur cette année. Notre enseignement supérieur et notre recherche risquent fort de ne pas survivre à une telle politique, qui accompagne à la fois des départs à la retraite massifs, - actuels et à venir - et une montée en flèche de la précarité. (Si le chiffrage de cette dernière est extrêmement difficile à réaliser …et curieusement absent des données ministérielles, on peut toutefois l’estimer entre 10 000 et 15 000 et surtout constater son accroissement constant ces dernières années avec la montée en puissance de l’A.N.R..) Comment, en effet, face à une telle précarisation et avec de telles annonces s’étonner que les jeunes se détournent des métiers de la recherche et de l’enseignement, que les Masters Recherche se vident peu à peu et que bien des laboratoires (y compris parmi les plus prestigieux) rencontrent aujourd’hui des difficultés pour attirer des doctorants dont le nombre baisse ? Le gouvernement organise ainsi la « fuite des cerveaux » qui a pourtant été l’un des arguments qu’il a systématiquement utilisé afin d’imposer ses réformes au nom du « déclin » de la recherche française : c’est l’avenir même de notre recherche qui se trouve ici mis en cause. Et ce n’est pas l’annonce récente faite par notre ministre d’une « quinzaine » de contrats pour faire revenir en France les « post-doc », ni de 130 chaires d’excellence pour les jeunes enseignants-chercheurs « les plus prometteurs » qui résoudra cette difficulté : il s’agit d’une véritable provocation !

Une valse à trois temps

Pour imposer toutes ces réformes qui redessinent ainsi en profondeur le paysage institutionnel de la recherche et de l’enseignement supérieur, le gouvernement français a développé une stratégie en trois temps selon une méthode déjà éprouvée dans d’autres secteurs du service public, comme la justice ou la santé. Premier temps, une « pédagogie » de la peur est d’abord mise en place : la recherche française serait sur le déclin, nos chercheurs les plus compétentes fuiraient, tandis que les autres se contenteraient de maigres et pâles résultats, et le danger serait d’autant plus grand que notre indépendance elle-même serait menacée par les puissances émergentes plus dynamiques que nous. Des études dites « scientifiques » que les gestionnaires diligentent en utilisant des indicateurs quantitatifs qu’ils ont eux-mêmes conceptualisés (le plus connu étant celui de Shanghai qui classe les universités) le prouveraient. Alors que la Recherche publique française est reconnue et récompensée internationalement (via notamment des Prix Nobel, des médailles Field, des Prix Turing, etc. ) et ce , en dépit de la faiblesse des moyens qui lui ont été alloués ces dernières années (voir supra), alors que l’Enseignement Supérieur a réussi à faire face sans moyens suffisants à la massification des étudiants, pourtant, à écouter nos dirigeants, la France n’aurait pas d’autre solution pour se défendre que la mise au pas de ses scientifiques et de leurs activités, qu’elles soient de recherche ou d’enseignement. Dans « ce contexte alarmant » selon la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, il conviendrait de sonner le tocsin et d’en appeler au sursaut, au redressement national dont la dernière évocation renvoie aux heures les plus sombres de notre histoire. Valérie Pecresse déclarait ainsi au Journal Le Monde « le Pacte pour la Recherche adopté l’an dernier par le Parlement, a posé les premières fondations du redressement scientifique de notre pays » tout en concluant dans le même titre du 25 juillet 2007 au sujet de la loi LRU sur les Universités, "C’est une réforme nécessaire pour nos étudiants, pour nos universités et pour la France". Toutes ces réformes devraient donc être réalisées, au nom de la patrie, de la science et de la gloire ! Deuxième temps de la valse, pour diviser et affaiblir la communauté scientifique, le gouvernement utilise la technique du « saucissonnage et enfumage ». Il a ainsi engagé cette reprise en main sous la forme d’une multitude de « réformes », attachées chacune à un secteur particulier du système (loi L.R.U. pour les universités, Plan réussite Licence, Plan Campus, Pacte pour la recherche, création de l’A.N.R., création de l’A.E.R.E.S., réformes des organismes (CNRS, INRA, etc.) et la réforme à venir des statuts des personnels, etc. ), présentant chacune d’elles comme une « simple mesure technique » qui s’imposerait au nom du pragmatisme et du réalisme. Ce saucissonnage s’accompagne d’un processus d’enfumage nourri de pseudo-concertations, de commissions désignées de manière parfaitement ad hoc, d’innombrables effets d’annonce et de déclarations mêlant amalgames hasardeux et fausses évidences. Enfin troisième temps, un service après-vente est assuré par la ministre, venant vanter dans d’innombrables colloques, expositions ou visites de site, les mérites supposés des réformes engagées.

Nous devons donc trouver les moyens d’empêcher nos institutions et nos valeurs de se retrouver prises dans cette danse infernale. L’entreprise sera probablement de longue haleine car, quoi de plus dur que de résister à des convictions idéologiques, surtout lorsqu’elles sont mises en musique dans des campagnes de communication magistralement orchestrées ! Mais il en va, comme dirait notre Ministre, de l’avenir de « nos « étudiant, [de] nos universités et [de] la France » !