Diagnostic de rage chez le chien scientifique
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, le 6 novembre 2008Le gouvernement est en passe de réaliser un vieux rêve de la droite : évider le Cnrs. Cet article est paru le 3 novembre 2008 sur le site de Mediapart, sous le titre " Défendre la liberté de la science" [1]. Ce texte est de Jean-François Bayart, directeur de recherche au Cnrs, enseignant à Sciences Po, spécialiste de politique africaine, et ancien directeur du Ceri (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales).
Le gouvernement est en passe de réaliser un vieux rêve de la droite : évider le Cnrs, à défaut de pouvoir le supprimer. Pourquoi tant de haine à l’encontre de cet organisme, accusé de tous les maux et qualifié, sans rire, de « dernière institution soviétique au monde » ? Vraisemblablement parce qu’il porte la double tare d’avoir été créé une première fois par le Front populaire et refondé à la Libération par le général de Gaulle. Pour les idéologues d’une certaine droite cette origine condamne le Cnrs à être le repaire de Nimbus de gauche, déconnectés du monde contemporain.
L’épaisseur des idées fausses sur lesquelles repose le diagnostic de rage chez le chien scientifique que l’on veut noyer est confondante. Le prétendu divorce entre l’université et le Cnrs ? La plupart des chercheurs du Cnrs enseignent leur spécialité dans les écoles doctorales des universités auxquelles est d’ailleurs souvent associé leur laboratoire. La dictature des syndicats qui contrôleraient recrutements et promotions ? Pur fantasme, et le signataire de cet article en témoigne, qui a pu avoir une carrière plus qu’honorable sans avoir été syndiqué. La pesanteur bureaucratique ? Elle n’est pas moindre à l’université et découle d’abord de l’archaïsme de la comptabilité publique. Le retard du modèle français par rapport au modèle« américain » ? Ce dernier n’existe que dans l’imagination de ses thuriféraires, lesquels omettent de mentionner l’ampleur des financements publics dont bénéficie la recherche outre-atlantique et de comparer selon l’échelle démographique pertinente, entre l’Europe et les Etats-Unis plutôt qu’entre ceux-ci et la seule France.
La médiocrité de la productivité de la recherche française par rapport à ses concurrentes et à l’investissement consenti ? Les enquêtes les plus sérieuses font justice de ce reproche et relativisent la méthode des classements internationaux qui défrayent la chronique sur la base de critères, notamment bibliométriques, hautement contestables. Le provincialisme du Cnrs ? 19% de ses chargés de recherche sont étrangers, et sa réputation internationale est celle de l’excellence. Sortir les chercheurs de leur tour d’ivoire ? Ils sont omniprésents dans les médias.
Il ne s’agit pas de dire que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes scientifiques. Mais, comme souvent en France, le gouvernement a choisi de se lancer dans une réforme institutionnelle plutôt que de faire preuve de pragmatisme et d’améliorer le dispositif existant, en prenant acte de l’histoire singulière dont il est issu. L’imitation puérile de l’étranger ne répond pas aux vrais besoins. Et la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR), puis de l’Agence de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) a paradoxalement accru la bureaucratisation qu’elle prétendait combattre, tout en siphonnant les crédits et les prérogatives du Cnrs. Les chercheurs passent désormais l’essentiel de leur temps à faire de la paperasse soit pour soumissionner à des appels d’offre, soit pour évaluer des dossiers, sans que l’on puisse être impressionné par le mode de fonctionnement de ces deux agences, ni par le bien-fondé scientifique de l’allocation de leurs ressources. Autonomie pour autonomie, il eût été plus simple de consacrer celle du Cnrs. Quitte à l’ériger en « Ecole des études avancées » (School of Advanced Studies) pour lui permettre d’être désormais pris en compte par le fameux classement de Shanghai et, vraisemblablement, d’y supplanter les universités françaises qui y figurent : un autre classement des institutions scientifiques le place au sixième rang mondial.
Tel n’était pas l’objectif du gouvernement. Car les dysfonctionnements de sa réforme ont leur logique : celle d’inféoder la recherche au pouvoir politique. Dans son discours du 28 janvier, qui célébrait la remise du prix Nobel de physique à Albert Fert, Nicolas Sarkozy a voulu donner « à l’exécutif les moyens de fixer les orientations de la recherche à long terme ». La Banque de France, la Banque centrale européenne doivent être indépendantes, mais non la science ! Le financement de programmes sur des thématiques prédéfinies par l’Anr, le recours à la nomination plutôt qu’à l’élection des responsables de la science, la centralisation de ces nominations par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, l’accent mis sur l’« utilité » et l’exploitation industrielle de la science, la priorité donnée à l’« innovation » sur la recherche fondamentale vont dans ce sens. L’enjeu de l’évidement du Cnrs n’est donc pas seulement institutionnel, et moins encore corporatiste. Le propos n’est pas de défendre le Cnrs « contre » l’université, mais de défendre la liberté de la science qui est indivisible et qui, en démocratie, est aussi importante que celle de la presse ou de la justice.
La reconnaissance de la spécificité du métier de chercheur par rapport à celui de l’enseignant, qu’avait comprise Péguy en distinguant l’« assurance admirable » de celui-ci et la « perpétuelle inquiétude » de celui-là, l’indépendance du Cnrs par rapport à l’université, au politique et à l’entreprise, sont des impératifs. D’abord, du progrès de la science fondamentale qui a son temps propre et ne peut être ballottée au gré des impatiences des gouvernants, de la quête effrénée des profits, du prêt à penser des institutions multilatérales et de la Commission européenne, ou des nécessités du calendrier universitaire.
Mais, par-delà, c’est bel et bien une certaine conception du pluralisme qui se joue au travers de la liquidation du Cnrs. Ses chercheurs sont au service de l’ensemble de la nation, et non seulement à celui de ses entreprises, de ses administrations ou de son personnel politique. La disparition du contre-pouvoir cognitif qu’il représente privera le citoyen d’une connaissance indépendante et mise à la disposition de tous. Lucien Febvre s’exclamait au lendemain de la Première Guerre : « L’histoire qui sert, c’est une histoire serve ». Le danger du dirigisme scientifique est déjà tangible. Il sera vite trop tard pour comprendre que le Cnrs n’était décidément pas la « dernière institution soviétique » et que Lyssenko n’en était pas le directeur. Il était bien plutôt le fou de la République, s’interdisant d’être le griot du président ou des ses auxiliaires. L’empêcheur de chercher en rond qui, pour un coût modique, contribuait à faire de la France l’une des premières productrices de connaissances fondamentales.
[1] JF Bayart a accepté le changement de titre qui lui a été proposé pour le site de SLR. NDLR