Un nouvel indice d’évaluation (fable)
On l’avait échappé belle
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, le 23 décembre 2008Fable
Dans ce pays d’entre les pays, les Statisticiens demandèrent un jour au gouvernement l’autorisation d’inclure des informations d’ordre ethnique dans leurs enquêtes. Le débat s’ouvrit, il y eut les « pour », les « contre », et le clivage transcendait et de loin le clivage habituel des partis de gouvernement et des partis de l’opposition. Les « pour » expliquaient que puisqu’on pouvait désormais accéder à l’information, il ne fallait pas s’en priver : c’est l’utilisation d’un savoir qui est bonne ou mauvaise, pas le savoir lui-même. Et pour l’heure, on n’en ferait que des bonnes choses, car nous sommes tous démocrates n’est-ce pas, et conscients de nos responsabilités. Les « contre » soulignaient que le nombre ethnique, en l’état, n’apporterait pas d’information supplémentaire sur les humains mais ouvrirait une boîte de Pandore que personne ne maîtriserait plus. Bien sûr, chers collègues, vous, vous êtes démocrates, mais qui sait entre quelles mains tomberont ces enquêtes et à quelles fins elles serviront alors ? Dans sa grande sagesse, le gouvernement transigea : on pourrait inclure des données ethniques dans les enquêtes, mais seulement pendant un temps limité. Deux années. Et aucune publicité ne serait faite autour des résultats. Alors, ce pays oublia.
Mais, techniquement, on découvrit des écarts importants entre les administrations, entre des administrations et le secteur privé, et à l’intérieur du secteur privé. On inventa alors un chiffre permettant de mesurer le rapport de Noirs, Arabes et Juifs dans un milieu socio-professionnel donné, chiffre qu’on baptisa immédiatement « l’index NAJ », car on aime les acronymes dans ce pays là. Il ne s’agissait bien sûr pas d’un nombre brut décomptant simplement à l’instant de l’enquête le nombre de Noirs, Arabes ou Juifs, car il eut alors été impossible de procéder à des comparaisons porteuses de sens. Non, on prenait le plus grand nombre de Noirs, Arabes et Juifs cités par leurs collègues au cours des cinq années précédentes, pondéré par une combinaison linéaire de Noirs, Arabes et Juifs effectivement présents, puis divisé par une péréquation incluant moyenne nationale, régionale, et tenant compte de la classe professionnelle considérée. C’est muni de toutes ces précautions qu’on pu expliquer la justesse, et même, osons, l’équité de cet index. Le NAJ était diablement intéressant.
A quelques mois de là, l’Agence des Evaluateurs prévint le Laboratoire de Recherche Régional, car la région où se passe cette fable s’enorgueillissait de posséder un Laboratoire de Recherche, que ses Experts viendraient de la capitale pour appliquer leurs fonctions et évaluer en bonne et due forme la recherche, les équipes, le Laboratoire en entier mais pas les chercheurs eux-mêmes, car tel n’était pas leur mandat. Emoi dans le labo ! Il faut se préparer au meilleur comme au pire, réserver le restaurant, nettoyer les sanitaires, préparer les exposés ainsi que notre bilan des quatre années écoulées. A-t-on assez publié ? Assez de contrats avec le privé ? Assez de brevets ? D’encadrement de stagiaires ? De responsabilités internationales ? Personne ne se demanda : a-t-on fait des découvertes ? La question eut paru incongrue, hors sujet. Mais une voix s’éleva dans la salle : ne faudrait-il pas que nous étudiions nous-mêmes notre index NAJ ? Evidemment, nous ne sommes pas d’accord avec cet index. Il révèle une société en pleine déliquescence, une société comptable. Mais d’un autre côté, il faut bien voir que nos évaluateurs ne se priveront pas de le calculer, et s’il n’est pas conforme, ils nous attaqueront là-dessus. Notre laboratoire passera du rang A+ au rang B et nous perdrons nos crédits. Finis les Contrats à Durée Déterminée pour embaucher nos techniciens, nos ingénieurs. Finis les postes de chercheurs et de Maîtres de Conférence, fini fini. Alors que si nous le calculons nous-mêmes, nous saurons à l’avance à quoi nous en tenir, et nous pourrons préparer une argumentation idoine : « Certes, notre index NAJ est plus élevé, ou plus faible, ce sera selon le résultat de l’étude, que la moyenne internationale. Mais il faut bien voir qu’il s’agit d’un héritage historique. Dans notre discipline en effet, les Noirs étaient traditionnellement parmi les tout premiers, les Juifs et les Arabes ne suivant que de loin la moyenne indicielle. C’est pourquoi, dans un souci unique d’excellence, nous avons mis un point d’honneur à embaucher davantage de Noirs (ou moins d’Arabes et de Juifs, on adaptera l’argumentation), guidés, redisons le en d’autre mots pour mieux convaincre nos respectés Evaluateurs et prouver notre enthousiasme, uniquement par l’envie d’être les meilleurs dans un contexte international hautement compétitif et de pousser haut les couleurs de notre pays ».
Les chercheurs étaient contents. Comme ils s’étaient une fois encore sorti brillamment du piège tendu pour eux par le gouvernement ! Avec une telle intelligence, ils ne risquaient vraiment rien. Ce sont les autres chercheurs, ceux du Laboratoire d’A Côté qui auraient du souci à se faire, mais pas eux. Eux, ils allaient tout simplement prendre de vitesse les Evaluateurs qui, surpris et content, repus également car on avait réservé dans un grand restaurant, maintiendraient le classement du Laboratoire au niveau A+. On l’avait échappé belle.