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Témoignage d’un autre chercheur « d’en bas » et… très lointain

Par Alain Pavé, le 30 janvier 2004

Une expérience de... nombreuses années et une tentative d’explication des causes profondes et anciennes de la soudaineté de la contestation, et de la détermination sans précédent de la communauté des chercheurs et enseignants-chercheurs.

Force est de constater que la situation actuelle de la recherche est le résultat d’un désintérêt du monde politique et économique français depuis une trentaine d’années, même si nous avons connu de loin en loin quelques éclaircies. Tous gouvernements et majorités parlementaires confondus sont coupables, même si certains le sont plus que d’autres. Nous savons que ce désintérêt est criminel pour l’avenir du pays et plus généralement pour celui de l’Union Européenne : une faute politique majeure, dont l’histoire retiendra la gravité. Tout cela a été annoncé et dénoncé à de multiples reprises. À l’exception de quelques « âmes grises », la presse a été un relais honnête de ces positions. Mais nous n’avons été que très rarement entendus. Peu nombreux, nous ne sommes pas, apparemment du moins, un enjeu électoral. Il peut paraître lassant de le réaffirmer, mais la répétition n’est-elle pas à la base de la pédagogie…

Universitaire, membre de deux Académies (agriculture et technologies), ancien directeur de laboratoire, ayant eu des responsabilités dans divers instituts, six années passées au Conseil Supérieur de la Recherche et de la Technologie, et étant chargé, aujourd’hui, par le CNRS, d’une opération ambitieuse en Guyane, je peux témoigner à la fois de l’extraordinaire conscience et enthousiasme des chercheurs et, inversement, des difficultés rencontrées pour entraîner l’adhésion du monde politique, économique et… médiatique à la cause de la recherche (dites-moi quand sont les émissions scientifiques et sur quelles grandes chaînes de télévision ?). Je tiens également à souligner que les critiques, tournant quelquefois à la simple calomnie, envers le CNRS sont le plus souvent infondées, et je peux comparer… Cela étant, dans tous les instituts que j’ai fréquentés, j’ai trouvé des personnels compétents et motivés. Des dirigeants de grande qualité et ambitieux pour leurs organismes, ne comptant ni leurs heures, ni leur énergie.

Cette grande communauté n’est pas un groupe terroriste. Elle n’est même pas très révolutionnaire, plutôt socialement conformiste, mais intellectuellement et de façon constante en alerte, souvent critique par rapport à sa propre pratique, quelquefois même injuste envers elle-même. Le métier est très exigeant et les salaires sont modestes face à cette exigence et aux qualités professionnelles et humaines requises. Je ne compte plus les dossiers que j’ai dû remplir pour avancer dans cette carrière, depuis mon recrutement en tant qu’assistant délégué jusqu’à la classe exceptionnelle des professeurs. Une véritable course d’obstacle où nous devons à chaque fois montrer qu’on invente, qu’on publie, qu’on anime, qu’on dirige, qu’on fait des cours, qu’on assure des examens, qu’on popularise la science, qu’on valorise nos travaux, et… j’en oublie. Quelle autre corporation peut se targuer d’une telle diversité de critères et d’une telle exigence ? Oui nous faisons notre métier par passion. Oui nous nous sentons responsables de l’avenir du pays, des jeunes d’aujourd’hui et de demain : quoi de plus excitant que de découvrir et de transmettre ? Oui nous avons une conscience aiguë de notre responsabilité et de notre rôle social. « Rien de grand dans ce monde ne se fait sans passion », le philosophe avait raison. Et je pense qu’à tous les niveaux, les personnels de la recherche pensent faire quelque chose de grand. Combien de fois l’avons-nous reconstruit ce monde ? Combien de fois avons-nous été persuadés de l’importance de toutes les petites découvertes faites au coin de notre laboratoire, de notre observatoire, de notre station de terrain ? Combien de fois nous sommes nous émerveillés de l’intérêt de nos étudiants, ou inquiétés de leur indifférence ?

Devant cet enthousiasme, cette conscience professionnelle, que trouvons-nous ? Au mieux, une reconnaissance polie, souvent ce désintérêt tout aussi poli et quelquefois, malheureusement, un regard soupçonneux, une critique acerbe, un contrôle tatillon.

Mais nous sommes aussi responsables de cet état de fait. Nous avons laissé faire : accepter cette marginalisation, des salaires insuffisants, des prestations pas ou mal rétribuées, des frais de missions mal remboursés, sauf de coucher dans d’infâmes bouges ou de se ruiner l’estomac dans de non moins infâmes gargottes. Tout cela parce que nous faisons un métier qui nous plaît, dans un milieu tout aussi plaisant. Nous valons bien plus. D’autres nations le savent et en profitent pour attirer nos jeunes (et moins jeunes) chercheurs. Et là encore je peux témoigner.

Loin de la mobilisation métropolitaine, je n’ai pas été l’un des premiers signataires de cette pétition, ce qui aurait été probablement le cas autrement. Peut-être certains s’en sont-ils étonné. Je ne suis pas des plus mal traités grâce au courage, à la volonté du CNRS et au respect de ses engagements, malgré les difficultés auxquelles il est confronté. Je gardais aussi une grande estime pour notre ministre, par ailleurs consœur d’une commune Académie. Ayant déjà été déçu par sa prestation à la radio à l’époque de la discussion du budget (ridicule) de la recherche, j’ai plongé au fond d’un gouffre de désillusion en lisant la lettre adressée aux chercheurs. Toutes affaires cessant, je me suis précipité sur mon ordinateur favori, pour me connecter sur le site de « la recherche en danger » et de signer de toutes mes mains disponibles cette pétition. Dès le lendemain, je l’annonçais à mon équipe en insistant sur le fait que je tiendrais l’engagement lié à cette signature : une démission de mes fonctions, si la réponse du gouvernement restait dilatoire. Ce qui est encore malheureusement le cas aujourd’hui.

Je pense que nos gouvernants, qui prévoient mal et peu, beaucoup plus soucieux de leur avenir électoral que de celui du pays, ont complètement sous-estimé la mobilisation et le degré de lassitude de notre communauté. Cette lassitude tourne à la révolte, toutes opinions politiques confondues. Je ne me lancerai pas dans un exposé technique (que, sur la base de mon expérience, je pense quand même pouvoir faire) d’autres l’ont très bien fait et je ne peux que conseiller de lire ou relire la lettre d’H.E Audier (tiens au passage, bonjour Henri, au plaisir de te revoir lors d’un de mes prochaines missions à Paris). Je me contenterais, quitte quand même à me répéter (mais la répétition n’est-elle pas…) : 1- De rappeler la classique manipulation budgétaire qui consiste à modifier le périmètre du budget, c’est-à-dire de faire payer sur le budget de la recherche des dépenses qui n’en relèvent pas (par exemple des soutiens à des grands programmes technologiques, des investissements de « prestige », comme l’ISS, dont on sait très bien que le retour scientifique est très faible, etc.). Et ainsi à le gonfler artificiellement. 2- De faire un effet d’annonce en mettant une grosse somme (par exemple, 150 MEuros) à un titre dont on devrait savoir qu’il sera impossible techniquement de les dépenser car la mise en place du système correspondant demande un temps supérieur à l’exercice budgétaire (et c’est normal). Encore de la "gonflette". 3- De faire croire que la différence de l’engagement relatif en matière de recherche entre la France et les États-Unis tient au financement privé. C’est ignorer les circuits financiers en pratique Outre-Atlantique : de l’argent public qui transite massivement par les entreprises. Je me souviens très bien des discours catastrophiques que j’ai entendus à Berkeley en 1993 de la part des grandes universités technologiques avec la baisse des budgets militaires. Je gage que depuis mes collègues états-uniens sont rassurés… Mais il est vrai aussi qu’il existe de grandes fondations et que les entreprises ont plus la culture de la recherche que les nôtres ; il ne faut cependant pas surestimer leur importance. 4- De susurrer, à qui veut bien l’entendre, que, sommes toutes et contre toute évidence, ces chercheurs ne sont pas si bons que cela, voire tout bonnement paresseux… Pourquoi ces mêmes chercheurs sont-ils si bons de l’autre côté de l’Atlantique ? Pourquoi excellons-nous dans des disciplines peu coûteuses, comme les mathématiques ou certaines disciplines des sciences humaines et sociales ? Pourquoi sommes-nous si bons dans les (rares) secteurs financés raisonnablement ? Pourquoi sommes-nous si assidûment courtisés au niveau international ? 5- D’ignorer que le désastre de la recherche universitaire est masqué par une conscience et un dévouement exceptionnel des enseignants-chercheurs, par un engagement massif du CNRS depuis plus de 40 ans et maintenant par celui des autres instituts. Ces mêmes enseignants qu’on a chargés de tâches multiples, dont les services explosent, qui ont assuré une intégration massive d’étudiants et dont les conditions de travail et de revenus sont si modestes. Enfin, l’oubli coupable : celui d’avoir ignoré que la réputation d’une université tient uniquement dans la qualité de la recherche qui y est faite. 6- De croire que les chercheurs n’en font qu’à leur tête, et souvent des choses de peu d’intérêt. Il est aisé de démontrer que la plupart des grandes innovations viennent de ces recherches, dites fondamentales, qui laissent la liberté de penser et d’inventer. D’autres l’ont fait, et bien fait. Je ne reviendrai pas dessus. C’est aussi ignorer que beaucoup de chercheurs (la grande majorité en fait) ont une conscience aiguë de leur rôle social. Cela étant, je suis de ceux qui pensent qu’une partie de la recherche doit aussi être pilotée par des finalités. Mais ce pilotage ne peut être efficace qu’assis sur un socle solide, sur des laboratoires dont le soutien récurrent est assuré sur le long terme, sur des procédures claires et simples, sur un système transparent et peu dispendieux (il n’y a pas si longtemps, j’avais identifié, pour un secteur d’importance, celui des recherches sur l’environnement, 72 programmes… en France : que d’énergie dissipée, que de « coûts de transactions », que de petits royaumes inutiles). 7- De cacher l’essentiel sous le voile de la réforme. Il faut sans doute faire évoluer notre dispositif de recherche (et d’enseignement supérieur !). Le connaissant assez bien, j’en suis persuadé. Mais là ne me semble pas la priorité immédiate : il faut assurer un financement récurrent et « significatif » des laboratoires sur une durée suffisante ; il faut recruter des jeunes chercheurs en nombre important, et plus généralement des personnels pour la recherche et l’enseignement supérieur. Hélas, le slogan qu’on croyait éculé, moi le premier : « Des sous, des locaux des maîtres », à quelques adaptations près, est toujours valable. Merci Madame la Ministre de nous avoir permis de nous le rappeler.

Madame la Ministre, vous héritez de tout ce passé, de cette accumulation d’erreurs de beaucoup de vos prédécesseurs (souvenez-vous, chers collègues, il ne s’agit pas tous les prédécesseurs ; mais il ne m’appartient pas de les citer, les noms, peu nombreux, vous viendront à l’esprit). D’autres ont été franchement médiocres (idem, mais malheureusement un peu plus nombreux) et sont passés à travers. Vous ne faites partie ni de l’un, ni de l’autre, mais vous servez une politique (à nouveau) franchement aveugle et désastreuse… Certes vous ne méritiez pas d’être là au moment où la coupe pleine, glisse la goutte d’eau… et… le système bifurque soudainement sur une trajectoire de contestation massive. Ne sous-estimez pas cette contestation, la détermination des acteurs, qui ne s’engagent pas à légère, et l’écho qu’elle aura dans le public. Ne ternissez pas l’image qui est restée chez beaucoup d’entre nous d’une ministre, qui, à l’Académie, maîtrisait son discours ; ce n’est pas si fréquent.

Alain Pavé CNRS-Guyane