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à propos du rapport Godet

Recrutement des chercheurs : un nouveau fantasme managérial ?

le 16 janvier 2009

Un groupe de réflexion, rassemblé sous la responsabilité de Madame J. Godet à la demande du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [1], a récemment rendu un rapport destiné à éclairer le gouvernement sur l’organisation de la recherche publique en sciences du vivant. L’une au moins [2] des conclusions de ce rapport [3], qui a trait au recrutement des chercheurs, nous apparaît particulièrement incompréhensible, et à dire vrai ahurissante [4]. Il s’agirait de définir trois filières distinctes pour le recrutement des chercheurs et enseignants-chercheurs : 1) de brillants futurs chercheurs-enseignants recrutés « après un parcours probatoire » (comprenez : après de nombreuses années de galère [5]) ; 2) des enseignants-chercheurs à « valence d’enseignement variable mais importante » (comprenez : dont les charges d’enseignement seront d’autant plus lourdes qu’ils seront jugés chercheurs moins productifs, afin de décharger de ce travail ingrat leurs camarades plus productifs [6]) ; et enfin, proposition spécifique nouvelle, 3) des « chercheurs associés ». Cette troisième voie de recrutement proposée par la commission s’adresserait « à de jeunes diplômés ayant complété leur formation par un stage post-doctoral, et qui ne se destinent pas à la direction de recherche mais plutôt à exercer leur compétence et une certaine responsabilité au sein d’une équipe constituée » (sans doute dirigée par l’un de ces chercheurs-enseignants recrutés par la première filière et « destinés à devenir les futurs responsables de projets de recherche »).

Certes, cette proposition est faite avec quelques précautions, en évoquant des « pistes de réflexion », des « passerelles possibles ». Mais comment des scientifiques ont-ils pu faire une proposition pareille ?

Il nous semble, d’abord, que l’on ne s’y prendrait pas autrement si l’on voulait rebuter les jeunes chercheurs. A nos oreilles, les jeunes collègues qui postuleraient à cette troisième filière ne pourraient en effet que la comprendre ainsi : « Nous vous recrutons, mais sans vous faire vraiment confiance pour exercer le métier de chercheur : nous vous mettons donc directement sous la tutelle de plus malin que vous ». Nous ne contestons pas la réalité du fait que certains seulement des jeunes recrutés d’aujourd’hui deviendront peut-être un jour des leaders reconnus. Mais nous croyons qu’il est en grande partie illusoire de prétendre, sur la base d’une « période probatoire » probablement passée chez un puissant patron, pouvoir identifier dès leur recrutement ceux dont la contribution et les qualités propres d’animateur seront un jour reconnues. Et nous sommes consternés par ce projet de vouloir les distinguer institutionnellement de leurs petits camarades « associés » en définissant des filières séparées pour les futurs chefs et pour les autres, pour que ces derniers sachent bien qu’ils sont tout juste bons à servir l’élite éclairée pré-désignée. Nous craignons fort que les post-doctorants susceptibles de se voir proposer une telle voie de garage ne soient définitivement dissuadés de s’engager dans une carrière scientifique.

Où sont, ensuite, les justifications explicites de la croyance qu’un tel mode de recrutement de chercheurs via des filières séparées depuis le début pourrait être bénéfique ? Nous ne voyons nulle part, y compris dans les sacro-saints systèmes anglo-saxons évoqués rituellement et souvent à tort, le début de l’évidence qui permettrait de constater que ce modèle ait déjà fait ses preuves dans le domaine de la recherche et de l’innovation (nous ne parlons pas ici d’organisation militaire !). Distinguer leaders et exécutants dès leur recrutement renvoie sans doute à l’idéologie discutable selon laquelle certains, repérables par des chasseurs de têtes infaillibles, seraient prédestinés à l’excellence et à l’autorité sur les autres. Cette proposition pourrait bien aussi refléter le fantasme « managérial » vers lequel sont poussés les scientifiques qui ont atteint un certain niveau de responsabilité ou de reconnaissance, et qui les conduit parfois plus que de raison à moins travailler par eux-mêmes et à seulement « piloter » des petites mains embauchées tout exprès. Il nous semble que ce genre de fantasme est hélas devenu de plus en plus courant dans notre milieu, depuis que la culture du « financement sur projet » (projets en bonne partie fondés sur la capacité du demandeur à faire rêver en annonçant ses projets, avec embauche temporaire de personnels précaires, mais le plus souvent sans véritable évaluation a posteriori du degré d’accomplissement des objectifs initialement annoncés), est devenue envahissante chez les décideurs.

Le modèle de recherche présupposé par ces « propositions » de la commission est à l’opposé de l’idée que nous nous faisons de la coopération entre collègues et de la prudence nécessaire vis-à-vis des dogmes proclamés [7] , deux composantes de l’éthique de notre métier parfois bien oubliées de nos jours. Nous ne croyons pas que la supposée « excellence » puisse se décréter à l’avance, ni d’ailleurs qu’il existe une science exacte du pilotage de la recherche ou de ses structures optimales. Nous pensons que la recherche fondamentale et ses applications avancent grâce surtout aux efforts et à l’investissement professionnel bien réels de ses personnels, exigeants avec eux-mêmes car ils ont conscience de la difficulté de leur tâche, hasardeuse, pour le progrès des connaissances au service de la société. Leur travail est évalué par leurs pairs, depuis déjà bien longtemps, de façon sans doute bien plus soigneuse que dans beaucoup d’autres champs de la société. Et le peu de cas que le ministère semble faire, dans la réalité, de ces personnels de recherche, est l’un des aspects qui nous choque le plus dans les prétentions ministérielles à « réformer » notre milieu. La recherche a besoin de temps et de confiance envers ceux qui la font, plus que de bousculade et de prétention à une fausse « modernité ». Les coups de pied dans les fourmilières satisfont peut-être les aspirations aux coups d’éclat, mais n’ont jamais aidé les fourmis à mieux travailler. Nous sommes conscients de ce que la recherche n’est pas une activité indépendante des contraintes de la société [8], et de ce que notre métier de scientifiques n’est pas d’abord de faire la politique de la science. Nous savons aussi que la voix des personnels de recherche et d’enseignement supérieur n’est pas facilement entendue, même si leur activité collective est importante pour l’avenir. Nous sommes cependant convaincus que si la proposition du rapport Godet que nous contestons ici se concrétisait, ce serait un mauvais coup pour la recherche, qui diminuerait son potentiel d’attraction des jeunes chercheurs et induirait un supplément nuisible d’organisation hiérarchique. Nous croyons de notre responsabilité de le dire publiquement.

Les signataires :

Philippe Champeil, Violaine David (INSERM), Ghada Ajlani, Alain Boussac, Marcel Delaforge, Alain Desbois, Francis Haraux, Christine Jaxel, Diana Kirilovsky, Bernard Lagoutte, Cédric Montigny, Michel Petitjean (CNRS), François André, Klaus Brettel, Martin Byrdin, Hervé Bottin, Thanh-Lan Lai, Pierre Sétif, Jerôme Santolini, Jean-Marc Verbavatz (CEA) URA 2096 CNRS/CEA, Saclay.

[1] http://www.enseignementsup-recherch...

[2] Ce rapport traite aussi des modalités de la coordination entre laboratoires dépendant des différents organismes de recherche impliqués dans le champ des sciences de la vie. Sur ce point-là, nous sommes enclins à faire plus confiance à la position décrite comme étant celle de la « minorité » de la commission (qui paraît plus modeste et réaliste) qu’à celle de la « majorité » de la commission (qui paraît bien idéologique et pas forcément conforme à la réalité des pays sur lesquels on lorgne).

[3] … rapport curieusement encore introuvable sur le site du ministère le 14 janvier, mais tel qu’il apparaissait déjà au tout début décembre dans une version lisible sur le site de S. Huet à Libération, http://sciences.blogs.liberation.fr...

[4] au-delà de notre réaction, voir par exemple http://www.sauvonslarecherche.fr/sp....

[5] Pour mémoire, nous pensons en général plutôt du mal de cette idée de recrutement tardif à l’issue d’une période probatoire dite de type « leader-track » dont la consonance anglo-saxonne semble suffire à la justification, idée prônée par des commissions dont les membres ont souvent été embauchés eux-mêmes en des temps heureux où l’embauche sur poste stable pouvait être précoce, idée dont nous ne voyons aucunement ce qui la rendrait « spécifique aux sciences du vivant » comme écrit par la commission, mais idée dont nous voyons bien par contre qu’elle est décourageante pour nos jeunes collègues précaires, et qu’elle éliminera plus particulièrement les jeunes femmes qui auraient l’audace de vouloir enfanter sereinement avant quarante ans .

[6] A propos de cette seconde recommandation (recruter des enseignants-chercheurs dont la plus ou moins efficace activité de recherche au sein d’une équipe dirigée par un leader issu de la filière précédente conditionnerait probablement la moins ou plus lourde charge d’enseignement), Axel Kahn et d’autres ont déjà écrit combien la proposition de « punir » une recherche moins bonne par un enseignement accru pouvait être perçue de façon dévalorisante par le monde enseignant (voir par exemple http://www.sauvonslarecherche.fr/sp... , et http://mobile.lemonde.fr/opinions/a...).

[7] L’un de nous aime à repenser souvent à ce mot de Miguel de Unamuno, inscrit sur un bâtiment de l’ESPCI, à l’occasion de sa rénovation, avec la bénédiction de son directeur de l’époque, P.G. de Gennes : « La véritable science enseigne, par dessus tout, à douter et à se reconnaître ignorant »…

[8] Nous pouvons supposer que certains des scientifiques participant à cette commission chargée de « conseiller » le ministère n’ont pas vu leurs éventuelles objections retenues dans le texte final, mais, piégés, l’ont finalement laissé passer tout de même. Sur le point particulier de l’organisation de la coordination des recherches en sciences du vivant, une « minorité » de la commission a cependant heureusement démontré sa détermination en réussissant au moins à obtenir la mention explicite de son désaccord.