L’inquiétude du monde universitaire et scientifique de Guyane
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, le 2 mars 2009Un mouvement de fronde secoue en ce moment le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche un peu partout en France. Des syndicats de toute obédience aux présidents d’université, des facultés de lettres aux facultés de sciences ou de droit, des collectifs de jeunes chercheurs précaires aux prestigieuses personnalités scientifiques de l’Institut Universitaire de France ou de l’Académie des sciences, tous demandent avec un rarissime unisson le retrait des projets de réforme en cours ; tous s’insurgent contre la méthode actuellement suivie par le gouvernement. Il n’est pas jusqu’aux prix Nobel français qui n’ont sévèrement étrillé le discours politique du pouvoir actuel sur le sujet de la recherche [1].
En Guyane, la communauté de la recherche et de l’enseignement supérieur est encore de petite taille, et assez dispersée. Pourtant, des Assemblées Générales des enseignants et étudiants ont commencé à se tenir sur le campus de Saint-Denis, à Cayenne (les 10, 12 et 19 février), ainsi qu’à l’IUFM (19 février). Deux journées de grève (le 10 et le 19) ont déjà eu lieu à l’Université des Antilles et de la Guyane, sur le pôle de Cayenne ; et les motions des assemblées générales ont vigoureusement condamné les réformes en cours. Un collectif d’étudiants mobilisés contre les projets s’est créé, et a entamé cette semaine des actions en direction des étudiants et de la population (distribution de tracts devant l’université [2], activisme sur internet en direction des jeunes ... [3])
Quelles sont les raisons de cette révolte ?
Les points sur lesquels la majorité de la communauté scientifique et universitaire de Guyane, comme celles d’autres régions, se rebellent, tiennent à trois grands sujets.
Premièrement, le démantèlement des organismes de recherche. Désireux d’en finir avec ce qu’il qualifie d’ « organisation désastreuse », le président et son gouvernement veulent démanteler les grands organismes de recherche français comme le CNRS, qu’ils accusent de ne pas être assez performants (suivant le principe de « qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage »). Les faits, pourtant, donnent tort à Nicolas Sarkozy [4] : le CNRS tient un rang très honorable dans le classement des instituts de recherche dans le monde, surtout en rapport avec la faiblesse de l’investissement de l’état. En outre, il continue d’attirer des scientifiques étrangers, qui viennent y chercher non pas de hauts salaires, mais précisément ce que le gouvernement actuel est en train de chercher à détruire : la liberté de la recherche fondamentale, non soumise aux intérêts marchands ou aux priorités politiques.
Deuxièmement, la réforme du statut des enseignants-chercheurs dans l’enseignement supérieur. Sous prétexte de rendre « plus performants » ceux qui le sont moins, on propose d’ôter des heures d’enseignement aux « bons » chercheurs (ceux qui publient beaucoup d’articles dans des revues scientifiques), et de compenser cela en donnant des heures d’enseignement supplémentaires aux « mauvais » chercheurs. Outre que cette mesure est discutable quant aux critères d’évaluation (publier plus souvent ne veut pas nécessairement dire avoir plus d’idées) ; qu’elle risque fort d’être contre-productive (comment espérer que quelqu’un qui n’a pas assez de publications scientifiques se mette à en produire plus si on lui ôte du temps pour le faire ?) ; et qu’elle envoie un signal détestable en direction des étudiants (on leur dit qu’on va mettre devant eux, comme enseignants, les « plus mauvais » des chercheurs) ; elle est surtout en réalité, et c’est là que le bât blesse, un moyen pour l’état d’abandonner les universités à leur sort, et de les laisser gérer localement la pénurie de postes (1000 postes supprimés pour l’année 2009, dont 200 postes d’enseignants-chercheurs !) en répartissant les heures d’enseignement sur les enseignants-chercheurs sans aucune contrepartie. La décision de fixer les services d’enseignement est en effet, au final, prévue pour être du seul ressort du président d’université (ou directeur d’établissement) : celui-ci fixe les tâches de chacun de ses enseignants en fonction d’une évaluation de la qualité de sa recherche, et des besoins du service ! Comment empêcher que dans les petites universités déjà sous-encadrées, le second critère ne prenne le pas sur le premier ? L’Université des Antilles et de la Guyane, qui a des besoins criants, perd cette année un poste. La Guyane figure bien évidemment en première ligne des sites universitaires qui seraient touchés par cette mesure.
Le 27 février, au cours d’une séance de concertation avec certains syndicats (minoritaires), la ministre a souhaité donner des garanties concernant les termes du décret réformant le statut des enseignants-chercheurs. Il y a des avancées, mais l’essentiel du projet demeure : il revient en effet toujours au président ou directeur d’établissement de fixer les services annuels d’enseignement ; et s’il est précisé que cette modulation ne peut avoir lieu contre la volonté de l’intéressé, rien ne garantit que les nouvelles générations de jeunes scientifiques en attente d’un poste d’enseignant-chercheur sauront résister aux pressions, au moment de leur recrutement, les conduisant à accepter un service d’enseignement plus important, au détriment de leur potentiel de recherche.
Troisièmement, la réforme du mode de recrutement des enseignants : l’état entend se désengager de ce qui était l’une de ses missions régaliennes, la formation des maîtres. Jusqu’ici, il recrutait les enseignants (du premier et du second degré) par concours, et leur proposait une année de formation dans le cadre des IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres), avec en parallèle une plongée dans la réalité de l’enseignement. Désormais, les étudiants qui se destinent aux métiers de l’enseignement sont invités à suivre à leurs frais des études jusqu’au niveau bac+5. Aucun dispositif n’est prévu pour ceux qui échoueraient à ce concours : détenteurs d’un master qui ne leur servira à rien en dehors du monde de l’enseignement, et dépourvus de poste, ils formeront un vivier de « chair à canon » pour recruter des enseignants contractuels précaires.
La communication gouvernementale en direction de l’opinion
Devant ce conflit qui voit se dresser à peu près toutes les composantes du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, de gauche comme de droite, contre lui, le gouvernement n’a pas trouvé d’autre parade que de chercher à désamorcer la légitimité même de cette révolte auprès de l’opinion publique. Ainsi, au lieu de s’adresser réellement aux universitaires, aux scientifiques, aux étudiants, il envoie des signaux aux autres catégories de la population. Il veut laisser penser que ce mouvement est un mouvement catégoriel, que les enseignants et les chercheurs refusent toute évaluation de leur pratique, toute évolution de leur statut, et que les syndicats s’opposent à la revalorisation des métiers des enseignants par l’élévation du niveau de leur recrutement.
Or tout ceci est faux. En 2004, toute la communauté scientifique française avait participé à une consultation démocratique, initiative partie de la base, appelée « États-Généraux de la Recherche » ; un comité d’initiative et de proposition, conduit par le président et le vice-président de l’Académie des Sciences, avait remis une synthèse nationale au gouvernement de l’époque. Cette consultation contenait des propositions d’évolution de statut, d’évaluation du métier, et de bien d’autres facteurs de changement et d’amélioration du système de recherche et d’enseignement supérieur français, formulées par les premiers concernés ! [5] Mais il n’en a été tenu aucun compte.
En ce qui concerne la réforme du recrutement des enseignants, les syndicats majoritaires dans l’enseignement primaire, secondaire, et dans l’enseignement supérieur (notamment le SNUIpp, le SNES, et le SNESUP, qui font partie de la fédération syndicale FSU), militent depuis des années pour une reconnaissance du niveau de recrutement des enseignants à bac+5, qui se traduirait par des actions concrètes de l’état (revalorisations des carrières d’enseignement pour les rendre plus attractives, droit à la formation ...) Ce n’est donc pas du tout le principe de l’élévation du niveau des enseignants qui est en cause (sauf pour quelques prises de position liées à des calculs tactiques). C’est la manière dont l’état se sert de ce prétexte pour se désengager de sa mission de formation des enseignants, et pour liquider les IUFM, qui révolte les enseignants et les futurs enseignants.
Le gouvernement cherche à faire relayer, dans l’opinion, le cliché réducteur du fonctionnaire accroché à ses privilèges tandis que d’autres souffrent. Le discours prononcé le 22 janvier par Nicolas Sarkozy à l’occasion du lancement de la Stratégie Nationale de Recherche et d’Innovation [6] participe pleinement de cette stratégie de communication : ridiculiser d’abord, imposer ses vues ensuite. Dans ce discours, le président a raillé le fait que les chercheurs sont évalués par d’autres chercheurs, car « qui peut penser que c’est raisonnable ? ». Malheureusement, il a montré par là même son ignorance profonde du métier de la recherche, où l’évaluation par d’autres spécialistes est justement le fondement de la profession et la seule garantie de sérieux. Ce sont ces signes de mépris, ajoutés à la situation déjà difficile, qui ont particulièrement exaspéré les universitaires et les chercheurs. Ceux-ci ne sont pas porteurs, justement, de revendications corporatistes classiques (salaires, pouvoir d’achat, droits à la retraite ...) : ils se battent pour la conception qu’ils se font de la recherche et de l’université. Vouloir faire croire le contraire à l’opinion publique est malhonnête.
Et la Guyane ?
Les conséquences des réformes en cours sont potentiellement énormes pour la Guyane, même si elles n’apparaissent pas au premier coup d’œil. De prime abord, le sujet se présente comme un problème « national », ce qui est parfois interprété comme signifiant : « qui ne concerne pas notre région ». Pourtant, bien au contraire, notre région risque d’être touchée de plein fouet par les conséquences de ces réformes.
Du côté de l’université, comment éviter que celle-ci, dans le contexte de la pénurie actuelle de postes, ne cède à la tentation d’avoir recours à la modulation des services pour forcer les enseignants-chercheurs à « travailler plus » (entendu ici dans le seul sens de : « enseigner plus »), les privant ainsi du temps nécessaire pour accomplir leur autre mission : la recherche scientifique ? Cette recherche est pourtant nécessaire pour que la Guyane, aux côtés des Antilles, puisse relever les défis du 21ème siècle qui s’imposent à elle. Au moment où la question de l’évolution du statut du pôle Guyane au sein de l’UAG est posée (sans consultation de la communauté universitaire par ailleurs !), les étudiants, les parents d’élèves, et la population doivent se poser la question : avons-nous droit à une université forte, créatrice de savoir et de connaissance ? Ou un simple « collège universitaire de proximité » est-il bien assez bon pour nous ?Cette université forte ne pourra exister et perdurer si les réformes actuelles se mettent en place ; et laisser croire, comme certains le font sur d’autres terrains revendicatifs, par jeu d’influence politique ou syndicale, que la solution est de passer immédiatement à une université de plein exercice en Guyane, est une illusion dangereuse : une université de Guyane serait encore plus faible pour résister à la logique d’un système universitaire à deux vitesses. Il faut rappeler ici que ceux qui portent cette revendication ne sont aucunement mandatés par la communauté universitaire.
L’actuelle présidence de l’Université des Antilles et de la Guyane s’est prononcée contre le recours au décret sur la modulation des services, mais combien de temps pourra-t-elle, malgré sa bonne volonté, aller à contre-courant d’une logique nationale qui pousse à résoudre ainsi les problèmes créés par les suppressions de postes ? La réponse du ministère aux prochaines demandes de création de poste pourrait être : « commencez par faire comme les autres, en répartissant votre surplus d’heures d’enseignement parmi les enseignants déjà présents ».
Du côté des Instituts Universitaires de Technologie (IUT), la loi Pécresse prévoit leur intégration plus forte au sein de l’université. Jusqu’à présent, les IUTs bénéficiaient d’une dotation budgétaire propre ainsi que d’un fléchage indépendant des postes d’enseignants ou enseignants-chercheurs de la part du ministère. Cette dotation, bien qu’insuffisante, permettait aux IUTs de fonctionner dans des conditions meilleures que les filières universitaires, répondant de la sorte aux attentes des industriels, qui savent que les formations professionnelles demandent beaucoup de moyens. Avec la modification de leur statut, les moyens des IUTs se verront mis en concurrence avec les nombreuses filières des différentes Unités de Formation et de Recherche (UFR) de leur université de rattachement. Et puisque le gouvernement adopte une logique de conduite des réformes à budget constant, voire en diminution, les IUTs verront immanquablement leur moyens diminuer, ce qui signifie la fin d’un modèle qui a fait ses preuves. Autrement dit, le nivellement se fera par le bas, et non par le haut comme le préconiserait toute réforme soucieuse de l’ancrage de la formation professionalisante dans le tissu économique local. En Guyane, l’IUT de Kourou, qui fête ses 20 ans de succès cette année, a permis à de nombreux Guyanais soit d’accéder aux plus prestigieuses écoles d’ingénieurs, soit de s’insérer avec brio dans le tissu industriel local (au CSG notamment, mais pas seulement). Cet IUT subit d’ores et déjà les effets de la logique gouvernementale. L’exemple du nouveau département Réseaux et Télécommunications, ouvert en septembre 2007, risque malheureusement de préfigurer l’avenir des filières professionalisantes : en effet, bien que la dotation financière dédiée principalement à l’infrastructure et aux équipements pédagogiques ait été importante (essentiellement, d’ailleurs, grâce à un investissement massif des acteurs locaux), ce département s’est vu allouer deux postes d’enseignants pour son ouverture puis ... zéro pour les années qui suivent ; alors que les effectifs augmentent naturellement. On peut s’inquiéter pour l’avenir de son fonctionnement.
Du côté de la formation des maîtres, enfin, la mise en place brutale d’un concours de recrutement au niveau bac+5 mettra en difficulté de nombreux étudiants. En difficulté financière en tout premier lieu, puisque les enseignants en formation ne seront plus payés. En difficulté pédagogique ensuite, car malgré tous les efforts de l’IUFM pour sauver ce qui pourra l’être de la formation aux métiers de l’enseignement, l’étudiant aura mécaniquement moins de temps (un semestre universitaire au lieu d’un an), et moins de possibilités (il n’y aura plus assez de places de stages disponibles pour assurer la formation en alternance de tous les étudiants) pour prendre réellement contact avec l’école avant d’être éventuellement « lâché » devant une classe. Enfin, elle posera forcément un grave problème démographique à court terme : le flux d’étudiant de niveau bac+5 en Guyane n’est à l’heure actuelle pas suffisant pour alimenter les besoins en enseignants de notre région, à la démographie scolaire en pleine croissance. On risque d’avoir recours, pour pallier ce déficit, à des solutions spécifiques, qui dans tous les cas comportent un danger : qu’elles consistent en un abaissement artificiel du niveau de recrutement des enseignant pour la Guyane (ce qui reviendrait, si cette situation se pérennisait, à dire aux parents d’élèves que leurs enfants sont scolarisés dans un système scolaire qui n’est plus celui de l’éducation nationale), ou qu’elles résident dans le recours beaucoup plus massif aux personnels contractuels (qui conduirait à une sorte de « dé-nationalisation » de l’enseignement dans notre région), il s’agirait dans tous les cas d’un abandon partiel (soit sur le niveau, soit sur la quantité des titulaires) de la mission de l’état consistant à scolariser tous les enfants de Guyane dans les mêmes conditions que dans toute autre région de France métropolitaine ou d’outre-mer.
Dans ce contexte de crise nationale, la Guyane a donc bien des raisons d’être autant - sinon plus - inquiète que les autres régions de ce qui est en train de se tramer dans les couloirs du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Les représentants de la société civile et politique doivent donc être alertés sur ces questions, et mesurer l’inquiétude légitime des étudiants de Guyane.
Pascal Vaillant, enseignant-chercheur (maître de conférences) à l’Institut d’Enseignement Supérieur de Guyane (département Lettres et Sciences Humaines)
Jamal Atif, enseignant-chercheur (maître de conférences) à l’Institut Universitaire de Technologie de Guyane
Isabelle Pierrejean, enseignant-chercheur (maître de conférences) à l’Institut d’Enseignement Supérieur de Guyane (département Sciences Technologies et Santé)
Marie-Emmanuelle Pommerolle, enseignant-chercheur (maître de conférences) à l’Institut d’Enseignement Supérieur de Guyane (département Sciences Juridiques et Économiques)
Henri Clergeot, enseignant-chercheur (professeur des universités) à l’Institut d’Enseignement Supérieur de Guyane (département Sciences Technologies et Santé)
[1] Pour avoir un aperçu de cette mobilisation sans précédent, voir le site de Sauvons la Recherche :
http://www.sauvonslarecherche.fr/
Plusieurs pages sont également consacrées à ce sujet dans le quotidien Le Monde daté du 19/02/2009
[2] Un texte explicatif rédigé par le collectif guyanais est accessible à l’adresse :
http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2575.
[3] Blog : http://uag973-en-colere.skyrock.com
Groupe Facebook : « uag973 en colere ».
[4] Voir l’analyse argumentée de son discours disponible à :
http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2522.
[5] Le rapport national des États-Généraux de la Recherche est consultable sur le site :
http://cip-etats-generaux.apinc.org/
Les travaux des groupes régionaux Antilles-Guyane sont à l’adresse :
http://cip-etats-generaux.apinc.org/rubrique.php3?id_rubrique=77.
[6] Ce discours est visible sur le web sur le site du ministère :