La loi LRU serait-elle inapplicable ?
Analyse des rapports de 2008 et 2009 sur l’immobilier universitaire parisien
le 16 octobre 2009
Contexte
Le 10 Août 2007 était votée la loi nommée Libertés et Responsabilités des Universités, conçue par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche après consultation des seuls présidents d’université et d’un syndicaliste étudiant. La mise en concurrence des universités, inscrite en filigrane dans cette loi, est apparue au grand jour lors du Plan Campus de Janvier 2008, destiné à ne financer que dix projets immobiliers malgré l’état de délabrement général de tout notre parc universitaire. Pour l’Ile de France, deux projets en banlieue furent retenus, tandis que ceux de Paris intra-muros se voyaient suspendus à un audit demandé par le gouvernement. Remis en Novembre 2007, il ne fut alors pas rendu public, le ministère préférant demander immédiatement une étude chargée de trouver une mise en œuvre crédible du plan Campus à Paris, dont l’audit, à présent disponible, montrait la difficulté. Derrière les précautions langagières usuelles de rapporteurs s’adressant à leur commanditaire, on peut lire dans les deux documents une remise en cause de la politique suivie.
L’audit de 2008
Cet audit a été commandé à l’Inspection Général des Finances (qui l’a publié sur son site à une date indéterminée ajout du 26 février 2010 : la version finale de ce document est maintenant accessible ici ), à l’Inspection Générale de L’Administration, de l’Education Nationale et de la Recherche, et au Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable (mais pas une seule ligne ne concerne ce point dans le document). Il rappelle d’abord que c’est le Premier Empire, régime centralisateur par essence, qui confia aux départements, communes et arrondissement la gestion des locaux d’instruction publique. La Sorbonne fut elle aussi cédée à la ville par le décret du 8 Février 1852, juste avant de lancer sa reconstruction. Quant à la loi du 12 Novembre 1968, qui éclata l’université de Paris en plusieurs établissements, elle institua un régime d’indivision entre eux pour tous ses legs ou achats antérieurs. En outre, les rapporteurs notent que sur les 1,2 millions de mètres carrés occupés par les universités parisiennes, 700 000 le sont dans des bâtiments utilisés en commun. Mettre en concurrence sur le plan immobilier des institutions aussi interdépendantes était donc pour le moins précipité.
L’audit dénonce par ailleurs une incroyable gabegie dans les services de l’État. Pour certains terrains et bâtiments, on ne sait pas qui, de la Ville ou de l’État, est le propriétaire, les arrêtés d’affectation étant introuvables. L’audit considère comme inutilisable le Tableau Général des Propriétés de l’Etat, et s’est rabattu sur les données du ministère, issues d’enquêtes auprès des universités qui ont évidemment intérêt à minimiser leur superficie. Cette disparité des sources se solde par des imprécisions et des confusions dans les unités de mesure (surfaces utiles ou nettes ?) auxquelles s’ajoutent l’incomplétude des bilans annuels rédigés par les établissements. Pire encore : la Chancellerie des Universités, seule à disposer des données détaillées sur l’immobilier historique, qu’elle occupe en partie, a refusé de communiquer certaines informations aux rapporteurs. Quant au rectorat de Paris, alors que la politique affichée est à la séparation des locaux, il a pris récemment l’initiative d’en faire partager un à deux universités même pas partenaires.
Mais les présidents d’université ne sont pas en reste. L’audit déplore leur « logique de guichet », fondant leur demande non sur leurs besoins mais sur les montants en jeux à chaque annonce du ministère. Le ridicule est atteint lorsque certains ont confondu dotation en capital et perception des intérêts du dit. L’audit épingle particulièrement le président de Paris VI, qui s’était engagé à accueillir ses collègues de Paris III pour permettre le désamiantage du site de Censier, et qui s’est dédit suite à des difficultés imprévues sur le chantier de Jussieu, en en prévenant Paris III que 18 mois après sa décision (et ce président ose demander la pleine propriété de ses locaux !). Plus généralement, les rapporteurs considèrent que « la tentation de l’opportunisme et de l’individualisme exposent au risque de valider des projets immobiliers sans véritable contenu pédagogique et scientifique. »
L’audit conclut qu’une « expertise globalisée et mutualisée sur l’immobilier parisien » est une nécessité, et s’étonne que l’Etablissement Public d’Aménagement Universitaire, qui pourrait jouer ce rôle depuis sa création en 2006 soit « demeuré une coquille vide ». On est donc loin de l’autonomie souhaitée par le ministère, même si les rapporteurs énoncent une kyrielle de recommandations pour « accompagner » (sic) les établissements « sans remettre en cause la loi du 10 Août » (la nécessité de le préciser en dit long). On ne les détaillera pas, l’individualisme des présidents d’université en ayant rendu caduque une bonne partie. On examinera en revanche avec intérêt la carte des deux cents implantations des universités concernées.
Les rapporteurs ont également analysé l’état des bibliothèques, et ont spontanément étendu leur mission, ce dont il faut les féliciter, à la condition étudiante, oubli commun aux commanditaires de l’audit et aux présidents d’université, très critiqués à ce sujet. Sur ces deux points, nous allons retrouver leurs observations, à peu près inchangées, dans le rapport suivant.
Le rapport de 2009
Ce rapport a été commandé à un ancien directeur du CNRS, Bernard Larrouturou et a été publié ici. Il a pris lui aussi la liberté d’étendre son investigation, déjà élargie suite à l’audit de 2008, en s’intéressant à toute la région Ile de France (avec même quelques remarques au niveau national), et plus seulement à Paris intra-muros. Les projets en banlieue sont en effet conditionnés au bon plaisir des présidents d’universités parisiennes susceptibles de partir, et la complexité de la situation, ajoutée à des promesses budgétaires non tenues, a rendu ceux-ci peu coopératifs. Le Plan Campus n’est donc pas près d’être finalisé.
Le rapport insiste sur une déploration préliminaire : la carence d’informations sur les effectifs d’étudiants en Ile de France dans la prochaine décennie. Ajouté aux incertitudes relevées ci-dessus, ce manque renforce le sentiment que la politique du ministère est conduite par l’idéologie et non une analyse objective des besoins des étudiants, ainsi prévenus du peu d’intérêt qu’il leur porte.
Par contraste, le rapport leur consacre beaucoup d’attention, dressant un bilan accablant. Il y a deux fois moins de logements pour étudiant dans la région qu’au niveau national. De même, trois fois moins de places dans les restaurants universitaires, et elles sont en baisse, l’Etat s’en désintéressant. Le service de santé commun à Paris I, II, III, IV et V a 4 infirmières pour 50 000 étudiants. Les locaux sportifs dédiés aux étudiants sont insuffisants. Quant à des locaux pour les activités culturelles, ils ne sont même pas évoqués. Le rapport suggère plusieurs pistes, esquissées par l’audit de 2008, pour renverser cette logique. Elles passent toutes par une mutualisation des moyens : une cuisine centrale, un renforcement du GIP consacré aux locaux sportifs, une mise en commun régionale des logements étudiants plutôt qu’un contingentement par université, jamais en adéquation avec les besoins du moment. Qui donc parlait de mise en concurrence ?
Le rapport aborde ensuite les bibliothèques universitaires, dont il rappelle qu’elles sont des lieux où on lit des livres, moins des lieux où on les découvre. Il est donc impératif, comme le souhaitent les étudiants, que les espaces réservés aux lecteurs l’emportent sur ceux destinés aux magasins. Le rapport cite l’exemple d’une bibliothèque où le taux de livres empruntés au moins une fois par an atteint à peine 6%. Il préconise le système retenu en Allemagne et aux USA, deux Etats fédéraux donc peu enclins au centralisme : libérer un maximum d’espace dans les universités en envoyant l’essentiel du fonds dans des magasins situés dans des lieux où le foncier coûte peu, et mettre en place une agence du prêt inter-bibliothèques, assurant des livraisons plusieurs fois par jour. Qui donc parlait de mise en concurrence ?
Le rapport détaille ensuite les difficultés immobilières des universités parisiennes. Dénonçant « un manque d’attention portée à la gestion immobilière, et à un manque de compétences et de professionnalisme de la part de tous : État et établissements », Il conclut que les universités n’auront pas la compétence nécessaire à la gestion de l’immoblier avant au moins dix ans, conclusion partagée avec l’audit de 2008, dont il ne s’écarte que sur un détail : l’établissement public qui devrait s’en charger pourrait être régional plutôt que national, soit en élargissant encore plus les missions de l’Etablissement Public du Campus Jussieu, soit en en faisant l’organe exécutif d’un autre établissement public chargé de centraliser les besoins des universités de la région. Qui donc parlait de mise en concurrence ?
Comme l’audit de 2008, le rapport accuse d’égoïsme les présidents d’université, en ajoutant quelques exemples supplémentaires, variations autour du thème « je suis autonome, je fais ce que je veux » [1]. Mais désireux d’obtenir un consensus entre toutes les parties en présence, y compris le ministère, ce qu’on ne peut pas lui reprocher, il a écouté chacun et formule une solution générale, fondée sur la notion de confédération d’universités, formule inédite conciliant la chèvre (le ministère) et les choux (les présidents). Cette solution est différente de celle proposée par l’audit de 2008 et est déjà annoncée comme différente de ses conclusions définitives dans quelques mois : les revirements dont ont été capables les présidents, ainsi que les tensions à l’intérieur de leurs universités, rendent le rapporteur prudent. Il éprouve même le besoin de consacrer plusieurs pages au « nom de marque » (sic) « Sorbonne », qu’un cabinet étranger devrait expertiser selon lui. Après la mise en concurrence, la mise aux enchères ?
Enfin, on saura gré au rapporteur de mentionner franchement un point jamais évoqué : si vraiment il s’agit de voir l’université française comme une entreprise soumise à la concurrence des universités étrangères, alors il faut poser la question du nombre d’heures de cours dispensés en anglais sur notre territoire, autrement dit annoncer clairement qu’on renonce, au moins en partie, au rayonnement du français. Un de ces non dits qui a compté sans doute plus qu’on ne le croit dans le rejet de la politique du ministère, bien que peu d’universitaires oseront le dire ouvertement.
Que conclure ?
Le commanditaire ayant inévitablement influé sur les conclusions des deux rapports, le conseil d’administration de Sauvons La Recherche se permet de reprendre leurs prémices pour montrer qu’il existe d’autres scénarios qu’il soumet à la discussion. Nous ne nous fonderons que sur des chiffres très arrondis, étant donné leur manque de fiabilité comme on l’a vu, ajouté au fait que le rôle de l’action politique est précisément de les faire varier.
Une université est un lieu de recherche et d’enseignement, ce couplage constituant la différence qualitative des formations qu’elle dispense et auquel elle ne saurait renoncer sans leur porter atteinte pour cette raison. Par ailleurs, depuis la loi de Novembre 1968 les universités françaises ont fait le choix de la pluri-disciplinarité, afin d’éviter de former des scientifiques illettrés et des littéraires ignorants des grandes questions scientifiques. Il n’y a pas lieu d’y revenir d’autant que, par chance, cela les favorise au classement de Shangaï, par ailleurs stupide et moins connu à l’étranger qu’en France, mais de nature à rassurer les bailleurs de fonds traditionnels de l’université.
La taille critique permettant à une université d’avoir une recherche de niveau international est estimée par le rapport ci-dessus à quelques milliers de doctorants, soit, en rajoutant à proportion les cycles L et M, quelques dizaines de milliers d’étudiants. Partons de cette estimation, ainsi que du nombre d’étudiants sur le territoire, chiffré à plus de 2 millions, soit environ un trentième de la population. Quelques dizaines de milliers d’étudiants multiplié par ce trentième conduit à estimer que le pays a besoin d’environ une université par million d’habitants, un chiffre peu inférieur à celui actuel. On ne voit donc pas pourquoi le gouvernement souhaite aussi ardemment des regroupements d’universités.
Comment les répartir ? Notre pays est divisé en une petite trentaine de régions dont une bonne moitié n’atteint pas les deux millions d’habitants. Dans les autres, ce sont les départements qui n’atteignent pas ce chiffre, à deux exceptions près. Si l’on souhaite offrir à notre jeunesse un accès équitablement réparti à l’enseignement supérieur et à la recherche, on en conclut (mais répétons que ces chiffres sont très arrondis), que pour chaque région de moins de deux millions d’habitants et pour chaque département des autres régions, il faut un grand centre universitaire, éventuellement réparti sur plusieurs sites selon la géographie.
Cette répartition territoriale suggère évidemment de lui superposer une répartition administrative. Car on l’a bien vu dans les rapports ci-dessus : ni les présidents d’universités, ni les recteurs ne font preuve du sens de l’intérêt général. Puisque la décentralisation a confié la propriété et la gestion des établissements primaires et secondaires aux collectivités territoriales, avec un indéniable succès, pourquoi ne pas leur confier aussi le patrimoine immobilier universitaire, selon la répartition sus-dite, en remplaçant au besoin le département par son chef lieu ou sa communauté d’agglomération ? Contrairement à l’Etat elles sauront choisir des lieux inscrits dans une vision complète d’aménagement du territoire : transports en commun (indispensable aux étudiants), hôpitaux (notamment CHU), équipements sportifs et culturels. Quant au logement étudiant, il doit être traité au niveau régional pour les raisons avancées dans le rapport de 2008 ; l’audit de 2008 déplore d’ailleurs l’existence de plusieurs Centres Régionaux d’Œuvres Universitaires et Scolaires dans la même région, ce qui est contradictoire avec leur nom. L’Etat, pour sa part, doit se concentrer sur son rôle de recruteur de personnels statutaires par le truchement des concours nationaux, moins sujet au clientélisme que le recrutement direct par le président de l’université instauré par la loi LRU. Et bien évidemment, ce transfert de compétences aux collectivités territoriales ne saurait servir de prétexte au désengagement financier de l’État, qui doit leur assurer les moyens de telles missions.
S’agissant de la région Ile de France, ses 17 universités et ses 8 départements suggèrent donc d’en diviser le nombre par deux. Les universités déjà implantées en grande couronne n’ont pas de gros problèmes fonciers, ce sont évidemment les autres qui auraient à décider de dépendre du département de la Seine ou d’un autre. Mais dans une région aussi densément urbanisée, les limites départementales sont peu visibles, et par ailleurs tout département a le droit d’acheter et de gérer des locaux où bon lui semble. On pourrait donc considérer que cette résurrection de l’université de Paris (un usage moins problématique que le nom La Sorbonne) se ferait naturellement dans les limites du Paris d’avant 1860, tandis que les trois départements de la petite couronne pourraient recevoir les locaux situés dans leur territoire mais aussi dans les arrondissements dont ils sont limitrophes, afin d’offrir une certaine proximité entre eux, voire, avec le temps, une continuité. Quand on observe les occupations universitaires actuelles en banlieue et aux portes de la capitale, a fortiori en tenant compte des CHU, force est de constater que certaines universités ne sont que très marginalement au centre de Paris.
Une telle répartition demanderait des transferts de locaux entre les universités actuelles, solution envisagée dans les rapports ci-dessus mais à laquelle s’opposent les présidents d’université, qui trônent dans leurs bureaux situés dans le Paris de Philippe-Auguste sans toujours se rappeler qu’ils sont responsables de la formation des jeunes de la région. Ils bloquent la rénovation immobilière prévue par la loi LRU, dont ils tirent pourtant leurs pouvoirs exorbitants, le conseil d’administration n’ayant même pas le pouvoir de les destituer. L’obsession du ministère l’aurait-il conduit à mettre en concurrence des articles de loi ? Qui croit encore que sa contre-réforme est viable ?
[1] Sur la loi LRU comme autonomie non des universités mais de leurs présidents, voir De quelques contre-vérités concernant notre enseignement supérieur.