Appel contre la guerre à l’intelligence " Les Inrockuptibles.
le 20 février 2004
Pour fédérer les mobilisations de plus en fortes, mais encore très éparses et éclatées, émanant des secteurs de la culture et du savoir, face aux attaques régulières, aux coupes budgétaires et aux menaces dont ils font l’objet de la part de l’actuel gouvernement, l’hebdomadaire culturel Les Inrockuptibles lance un " Appel contre la guerre à l’intelligence ".
Contre la guerre à l’intelligence
Rien de plus proche aujourd’hui d’une université sans crédit qu’un
laboratoire scientifique en panne, rien de plus proche d’un intermittent du
spectacle qu’un doctorant précaire, d’un urgentiste en alarme qu’un juge
débordé par les dossiers et les affaires, d’un psychanalyste interdit
d’exercice qu1un archéologue privé de fouilles, rien de plus proche d’un
architecte qu’un avocat ou qu’un médecin dont la liberté d’exercer est de
plus en plus encadrée, rien de plus proche d’un chômeur en fin de droit
qu’un artiste au Rmi, rien de plus proche, dans des salles vétustes et
bondées, qu’un prof et ses étudiants.
Tous ces secteurs du savoir, de la recherche, de la pensée, du lien social,
producteurs de connaissance et de débat public font aujourd1hui l’objet
d’attaques massives, révélatrices d’un nouvel anti-intellectualisme d’Etat.
C’est à la mise en place d1une politique extrêmement cohérente que nous
assistons. Une politique d1appauvrissement et de précarisation de tous les
espaces considérés comme improductifs à court terme, inutiles ou
dissidents,
de tout le travail invisible de l1intelligence, de tous ces lieux où la
société se pense, se rêve, s1invente, se soigne, se juge, se répare. Une
politique de simplification des débats publics, de réduction de la
complexité : pour ou contre le voile ? Psychiatres ou charlatans ? Un
policier dans chaque école ou des professeurs laxistes ? Juges de gauche ou
flics sévères ? France d1en bas contre élites savantes ?
Les artistes :
fainéants ou profiteurs ? Depuis deux ans, la liste est longue des
compétences et savoirs pratiques méprisés, des débats raccourcis, amputés
de
leur épaisseur et de leurs contradictions fécondes.
Le gouvernement Raffarin fait un usage simpliste et terrifiant des fameuses
leçons du 21 avril : en pleine crise de l’Etat-Providence, dans ces
secteurs
les plus sensibles que sont l1hôpital et la santé, l’école et l’université,
la justice et le travail social, la culture et l’audiovisuel public, au
moment d’une fracture urbaine sans précédent entre des centre-ville riches
et paisibles et des périphéries abandonnées, à l’heure d’une
décentralisation culturelle accélérée et sans filet et d’une industrie de
la
culture qui modifie en profondeur le paysage intellectuel, que fait le
gouvernement ? Il livre l’architecture, l’urbanisme et la construction d’un
nouvel espace public aux grands groupes de BTP. Il dégraisse les corps
intermédiaires de la communauté éducative en supprimant emplois-jeunes,
aide-éducateurs, infirmières, surveillants. Il fragilise le monde du
spectacle au nom d1une réforme nécessaire du régime de l1intermittence. Il
démoralise les professions de santé et accélère la " fuite des cerveaux "
dans les universités étrangères. Il profite du départ à la retraite des
générations du baby-boom pour faire disparaître des secteurs de recherche,
des spécialités médicales, des disciplines éducatives. Il procède à des
coupes sombres dans les budgets du savoir et de la recherche. Et il résout
la prise en charge des " vieux " par la culpabilisation des familles, le
rappel à l1ordre paternaliste des plus jeunes et la suppression d’un jour
férié.
Cette guerre à l’intelligence est un fait sans précédent dans l’histoire récente de la nation. C’est la fin d1’une exception française : un simple regard chez quelques-uns de nos voisins européens, dans l’Angleterre post-thatchériene ou l’Italie berlusconienne permet pourtant de voir ce qu’il advient des écoles, des hôpitaux, des universités, des théâtres, des maisons d’édition au terme de ces politiques qui, menées au nom du bon sens économique et de la rigueur budgétaire, ont un coût humain, social et culturel exorbitant et des conséquences irréversibles.
Loin de constituer un mouvement d’humeur corporatiste, ce sursaut des professions intellectuelles concerne l’ensemble de la société. D’abord parce que la production et la diffusion des connaissances nous est aussi indispensable que l’air que nous respirons. Ensuite, parce qu’au-delà de nos métiers, de nos savoirs, de nos pratiques, c’est au lien social qu’on s1en prend, reléguant davantage encore dans les marges les chômeurs, les précaires, et les pauvres.
Et maintenant ? Fort de cette prise de conscience, il s1agit de partager les luttes et les mobilisations, de fédérer nos inquiétudes, d’échanger ces expériences alarmantes, et d1adresser au gouvernement une protestation solidaire, unifiée, émanant de tous les secteurs attaqués par cet anti-intellectualisme d’Etat qu’aucun parti politique, de droite comme de gauche, n’a encore entrepris de dénoncer. Chacun d’entre nous doit continuer à porter ses propres revendications, à élever ses propres défenses, mais nous devons aussi interpeller collectivement nos concitoyens sur ce démantèlement des forces vives de l1intelligence.
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