Comment le management tue
le 3 juin 2012
« Comment bien vivre son job ? », sous-titre le magazine Management. Il y a peut-être trop d’honneur à l’égard d’un tel journal, à concéder à sa lecture, le titre du numéro joue bien son rôle marketing, on est frappé par les mots et on a envie d’en savoir plus : « Le pouvoir de l’optimisme. Les techniques pour chasser les idées noires, limiter l’impact des événements pénibles et transmettre son enthousiasme ». En un sens la pub a gagné, on achète, mais à la nuance près qu’il ne s’agit pas de consommer des idées pour acquérir des « techniques » afin de « bien vivre son job », il s’agit de savoir ce les managers, patrons et DRH ont dans le crâne, comment en fait ils représentent la classe dominante d’aujourd’hui, loups optimistes du chacun pour soi et de la guerre de tous contre tous, prêts à tout pour devenir ce qu’ils sont : des meurtriers sapés en costume-cravate, des tueurs institués que le système fait proliférer et multiplie sans limite. On dit que le management tue. C’est un fait, comme le prouvent les études qui osent affirmer une position critique (elles sont rarissimes), comme le prouvent les lettres des suicidés de la société managériale.
Comment le management tue-t-il ? Les suicidés, quels qu’ils soient, employé(e)s de Renault, de Peugeot, de France Telecom, de la Poste, de l’Education nationale, sont des esclaves qui ont pris conscience de leur état d’asservissement, mais qui n’ont pas su, pas pu, par manque de temps, d’espace, de moyens, d’issue, d’amis, entrer en résistance, lutter et riposter. Ils sont la part inutile que le système a rejeté, comme les excréments qui partent à l’égout, dont le système n’a que faire parce qu’ils n’ont pas su être « à la hauteur » de ses exigences désormais inhumaines. C’est exactement ce que nos managers, « éternels optimistes », pensent. Ce n’est pas seulement ce qu’ils pensent, c’est encore ce que leur cynisme outrageux et violent les pousse à dire (on peut le voir, c’est aussi une question de langage). Ils connaissent et revendiquent la « pression », ils sont fiers de s’estimer entre eux comme ayant un « haut potentiel », de jouer à la compétition du timing, forçant, au nom de ces calculs de temps à gagner, les employés à toujours plus de « souplesse » et de « flexibilité » (cela veut dire : tout accepter en pliant gentiment l’échine). Ils sont le plus souvent férus de technologies nouvelles, technophiles effrénés, ils seront bientôt bardés de prothèses high-tech, sans le soupçon du moindre recul, voire d’usage, critique. Là où ces gestionnaires efficaces en quelque sorte « savent faire », c’est du point de vue « affectif ». La mobilisation générale des esprits à plein rendement que nous impose le système techno-économique contemporain passe par un « fonctionnement » « à l’affectif », « au sentiment » (c’est en quoi si la résistance est celle du sentiment et de l’affect, amoureux ou amical, c’est en un sens tout autre que cette présente mobilisation affective, un sens qu’il conviendra d’élaborer). Ce fonctionnement par l’affectif est donc un fonctionnement par l’enthousiasme à transmettre, ce qui est tout autre évidemment que le transfert amoureux. Car au nom de ce sain optimisme, de cette aseptisation par l’enthousiasme, aurons-nous encore à l’avenir le droit et la liberté de nous inquiéter, voire de nous angoisser, de nous-mêmes : de ce que nous voulons être ? Aurons-nous encore la liberté de nous inquiéter de notre sort dans ce monde dévasté et déserté par le sens ? En attendant on sait combien le Directeur-manager impose (par les sentiments donc) à ses salariés qu’ils se consacrent corps et âme à son entreprise ; valeur défendue du saint travail entrepreneurial (« travail, travail, travail », « travailler plus pour gagner plus »…), des tendances dictatoriales cyniquement assumées, et finalement, une logique simpliste et efficace : « Tu marches, tu gagnes. Tu ne marches pas, tu dégages ». Autrement dit, comme il est de coutume avec la précarisation généralisée et accélérée, on « ne renouvelle pas », c’est-à-dire on expulse, les « moins performants » (vous n’avez donc pas intérêt, en entreprise, à divaguer et tomber amoureux). « Les moins bons sont donc naturellement poussés vers la sortie » (la « méritocratie », autre nom de la fameuse « excellence »). Naturellement, dit le Patron-manager, comme s’il y avait une loi naturelle de la sélection des plus performants, un darwinisme social ou un nazisme entrepreneurial (on sait comment les nazis étaient des entrepreneurs hors-pairs, comment ils ont industrialisé et rentabilisé la mort, chose qui persiste sous une autre forme aujourd’hui, car les managers n’ont plus besoin de tuer aujourd’hui, il suffit de pousser au suicide). Les managers ont aussi leurs théoriciens et leurs psychologues. La psychologie positiviste, spécialisée dans le « développement personnel » et le « changement social », indissociable des « psychothérapies » cognitivo-comportementales, ne vise pas autre chose qu’à « gérer les émotions » : n’oubliez pas, votre proche est en train de mourir sous les assauts du néoproductivisme, mais… il faut « positiver » (la « positive attitude »), « donner le meilleur de soi-même », « chasser les idées noires qui nous paralysent ». C’est ce qui sous le titre de l’enthousiasme est repris comme leitmotiv par tous les coachs. Jusqu’où cette idéologie cognitive, ou neuro-cognitive, peut-elle aller ? Jusqu’à l’eugénisme : « Des travaux menés en Nouvelle-Zélande et publiés en 2003 dans la revue « Science » ont montré que les individus optimistes avaient un gène plus long — le 5-HTT —, favorisant le transport de la sérotonine, régulateur de nos humeurs. Or, excepté les grands dépressifs, tout le monde sécrète de la sérotonine ». Il y aurait donc un gène de l’optimisme… On pourrait en rire si cette idée reçue stupide n’avait pas autant d’impact dans nos sociétés entrepreneuriales… Les coachs ou autres psychologues d’entreprise, tels membres d’un « Institut de la Réussite » ou de « Coaching et performance », vont même jusqu’à mobiliser l’impératif socratique : « s’examiner » soi-même, mais le but n’est autre que « se demander ce qu’est un commercial performant ou un bon manager », pour se situer par rapport à ces normes, et devenir un « meneur d’hommes, un commercial performant ». Par exemple, il est conseillé de méditer sur soi, chronomètre en main quand même : « prendre dix minutes tous les soirs pour faire la liste des événements qui nous ont atteints dans la journée », « pratiquer régulièrement de petits « exercices de bonheur » », pour « se construire un moral gagnant ». Tels sont les petits exercices d’optimisme vendus par le système, pour faire de chacun des battants et des gagnants. L’examen de soi n’a pas d’autre enjeu que de « ne plus craquer au travail », c’est-à-dire de faire que l’esprit, le corps-psyché de l’employé, reste mobilisé à plein rendement et qu’il évite de devenir un rebus de la société, ou un suicidé de la productivité. Pas par souci humain bien sûr, simplement parce qu’un suicidé est une part d’énergie perdue, gâchée, non-rentabilisée pour le système. Dans ce but, le manager1 revendique le fait que « l’optimisme est dès à présent appelé à devenir l’art de vivre du XXIème siècle », défendant par là l’« opportunité » (en d’autres mots, savoir profiter des autres), le fait d’« accepter la réalité » (plutôt que la transformer en se transformant soi-même), « se contenter de peu » (plutôt qu’avoir un idéal en lequel croire et espérer beaucoup). Tel est le mode d’être qui nous permettra de devenir des « machines à faire des projets ». [1]
Comment donc le management tue-t-il ? La réponse est inscrite dans le langage managérial, exprimant en même temps une logique et une manière de concevoir le monde, de le façonner, une manière de tout « gérer » sur le mode et la mode de l’entreprise, sous l’égide de la concurrence, de la compétitivité, de la performance, en instaurant la guerre de tous contre tous (qui n’est pas l’état de nature comme le prétendait Hobbes, mais l’état de la civilisation développée, technoscientifique et économique, néolibérale et entrepreneuriale : la barbarie de notre civilisation développée). Cette culture est celle de l’« homme pressé » revendiqué cyniquement comme tel, du patron qui « bouscule les timings » et impose la souplesse au mépris de la vie. Le travail, que Freud espérait encore comme une Lebenstechnik pouvant contrer le malheur, produit une anxiété et des souffrances, un malheur (des suicides) sans précédent. C’est dans ce monde où le sens est absent, où les normes de responsabilité et d’initiative, d’« autonomie » (entrepreneuriales, managériales) ont remplacé celles de culpabilité et de discipline, de hiérarchie (Ehrenberg), où explose et se propage la dépression, où les contraintes et cadences de productivité et de performance ne cessent de s’accroître (Dejours), que désormais on préfère se donner la mort plutôt que de lutter encore. Donc à l’encontre de cette situation désastreuse, résister c’est désapprendre cette logique entrepreneuriale. Résister, c’est désapprendre l’empressement, c’est apprendre la patience, comme l’amoureux. Résister c’est pâtir, résister c’est savoir perdre le contrôle et défaillir, résister c’est au fond aimer.
Maintenant, qu’en va-t-il de notre monde, lorsque ces impératifs managériaux viennent assiéger nos facs et nos écoles, et les pénétrer de l’intérieur ? Lorsque telle proviseure d’un lycée défend l’« autonomie » managériale et parle d’« ingénierie pédagogique » (voulant tuer par là en un mot l’art d’enseigner) ? Lorsque l’esprit du capital-cognitif tend à pénétrer partout, y compris dans ce que nous espérons encore sous le nom d’« Université ».
[1] 1 P. Gabilliet, professeur de management dans une « grande école de commerce ».