Évaluation des enseignants-chercheurs, l’exemple espagnol
le 19 juin 2012
Pedro Cordoba apporte ce témoignage sur l’évolution des procédures d’évaluation à l’université, en Espagne. Et le commente quelques jours plus tard.
Ce qui se passe en Espagne donne entièrement raison à Alain Herreman.
D’abord les antécédents : la procédure apparaît en 1989 sous le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez. Il s’agissait d’une évaluation ayant lieu tous les six ans (d’où le terme « sexenio » qui la désigne). Cette évaluation est volontaire mais il est indispensable de soumettre un dossier de publications si l’on aspire à obtenir une prime de recherche (équivalent à environ 120 euros par mois), elle-même destinée à pallier une perte assez considérable du pouvoir d’achat des universitaires, victime de l’inflation galopante des années 80. Il était alors bien précisé que cette évaluation n’aurait jamais d’autre but que celui d’obtenir cette petite gratification complémentaire.
En 2005, sous le gouvernement zapatériste, une réforme du statut des enseignants-chercheurs, liée à la mise en place du processus de Bologne (le LMD), fait de cette évaluation de la recherche un « indicateur de qualité ». Six ans plus tard, en décembre 2011, les résultats de l’agence d’évaluation tombent : 43,7% seulement des enseignants chercheurs obtiennent un triple A. La répartition est très significative : 89,5% des PU sont dans ce cas mais seulement 40,6% des MC. Ces chiffres deviennent insignifiants lorsqu’il s’agit d’« écoles universitaires » (un mixte de nos grandes écoles et nos IUT) : 21,5% des PU et 4,9% seulement des MC. En avril 2012, la droite rajoyenne au pouvoir a une idée. C’est que l’université a un besoin pressant d’enseignants. Mais comme d’autres agences ont dégradé la note de l’Espagne et que cette dernière doit mettre en place une politique d’austérité très dure, le budget des universités est fortement réduit. Comment compenser ? D’une part en augmentant les droits d’inscription des étudiants (1500 euros et jusqu’à 6000 ou 7000 euros en cas de redoublement) ; d’autre part en virant tous les enseignants contractuels, fort nombreux. Mais cela ne fait évidemment que creuser le déficit en heures d’enseignement. D’où l’idée géniale du nouveau ministre de l’éducation : tous les universitaires qui n’ont pas obtenu un triple A pour leur « sexenio » feront 12 heures de cours par semaine. Et voilà comment 56,3% des enseignants-chercheurs de l’université espagnole viennent d’être condamnés à ne plus faire de recherche du tout.
La morale de cette histoire ne peut être plus claire : une évaluation volontaire destinée à mettre quelques grammes de beurre dans les épinards est devenue une évaluation-sanction qui brise définitivement la carrière de plus de la moitié des universitaires et mènera aussi à sa ruine l’université elle-même, atteinte au cœur par la baisse vertigineuse de son potentiel de recherche, brusquement réduit de moitié. Restera sa principale fonction aux yeux des politiques : faire baisser les chiffres officiels du chômage en assurant le gardiennage des jeunes – à charge pour elle, bien sûr, d’assurer la « réussite pour tous ». Quant à ceux qui réussissent vraiment et obtiennent un diplôme internationalement reconnu, leur voie est déjà bien balisée : il leur faut prendre le chemin de l’exil. issu des commentaires de l’article d’Alain Herreman sur le blog sciences^2
Voici d’autres chiffres en complément. Ils montrent à quel point de folie en sont arrivés tous ces économistes et autres experts qui gouvernent nos vies.
L’ensemble des économies sur l’éducation programmées en Espagne représente 2,8 milliards d’euros. Cette somme se décompose de la façon suivante : 840 millions grâce aux suppressions de classes et à l’augmentation des services dans le primaire et le secondaire, 252 millions grâce à l’augmentation des services dans le supérieur et 1,7 milliards grâce à l’augmentation des droits d’inscription à l’université. Ces différences s’expliquent aisément par les populations concernées : il y a beaucoup plus d’étudiants que de professeurs dans les établissements scolaires, eux-mêmes bien plus nombreux que les enseignants-chercheurs de l’université. Dans le supérieur, l’augmentation des droits d’inscription rapporte donc 7 fois plus que celle des services. Or on ne peut évidemment pas multiplier les services par 7. On comprend donc pourquoi tous les pays s’alignent peu à peu sur la politique qui consiste à faire payer les étudiants. On comprend aussi pourquoi les experts de gauche (Eric Maurin, Terra Nova, etc.) la soutiennent avec enthousiasme. La France n’y échappera pas. Le gouvernement actuel ne le fera pas, bien sûr, ou pas tout de suite, promesses électorales obligent. Mais il faut s’y attendre et s’y préparer. Menée tambour battant depuis 50 ans, la pseudo-démocratisation du secondaire a entrainé la massification du supérieur et le budget de l’éducation ne peut pas suivre. Il n’y a plus qu’une solution, par ailleurs conforme à la théorie du capital humain : les études doivent être considérées comme un investissement à charge de leurs futurs bénéficiaires. Mutatis mutandis, on en revient donc à la situation antérieure à la guerre de 1914 quand les lycées étaient payants et que la valeur d’échange d’un bac était bien supérieure à celle d’un master d’aujourd’hui. Beau progrès ! Et quand on fait preuve de scepticisme, on passe pour un réac… Qui donc préconise, de fait, un retour au passé ?
Mais ce qui m’intéresse le plus pour l’instant est de comparer les économies ainsi réalisées sur l’ensemble de l’éducation en Espagne et les dépenses entraînées par les faillites bancaires. Ancien fleuron du Parti populaire (droite), donnée en exemple à toutes les entités financières du pays, Bankia était dirigée par Rodrigo Rato, qui fut ministre de l’économie dans le gouvernement Aznar. Ouvrant les vannes du crédit à la Communauté autonome de Madrid (dirigée depuis très longtemps par le Parti populaire), Bankia a activement participé à la création de la bulle immobilière et en paye maintenant les conséquences. Ou plus exactement, les Espagnols en payent les conséquences. La nationalisation des pertes de Bankia (actifs pourris) représente 24 milliards d’euros (5 milliards déjà versés et 19 milliards du « trou » récemment découvert). Indispensable si l’on ne veut pas recréer un phénomène de type Lehman Brothers, et la chute en domino de toutes les banques européennes, le seul renflouement de Bankia coûtera donc 6 fois plus que toutes les économies du le budget de l’éducation et 100 fois plus (sic !) que l’augmentation des services des enseignants-chercheurs. Tout un pays doit se saigner aux quatre veines, sacrifier la santé et l’éducation, compromettre l’avenir des plus jeunes à cause des frasques d’une infime minorité de banquiers, de traders et de politiciens corrompus. Les chiffres en jeu sont tels qu’ils ne gardent plus aucun rapport avec une quelconque réalité. On est vraiment en plein délire. Et hors de ce délire, il n’y aurait pas de salut ?
Pedro Cordoba