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Le vieux lion est mort

Par Alain Trautmann, le 14 octobre 2016

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Henri et Alain/28-02-2006

Pour Henri Audier

Le vieux lion est mort.

Sa lutte contre le cancer, son dernier combat, durait depuis des années. Mais la maladie ne l’empêchait pas de continuer la lutte de toute une vie pour la défense de la recherche publique et celle de l’enseignement supérieur. Ceux qui le savaient malade pouvaient s’étonner de l’énergie qu’il continuait à mettre dans cet engagement. Dans son blog, ses billets, il trouvait toujours les motifs d’indignation, le raccourci qui fait mouche, le trait d’humour qui renforce l’argument. Il ne faisait jamais la moindre allusion à sa maladie. Il demeurait le vieux lion combattant, le maître des chiffres.

Quand on s’est connus, en 2004, à l’occasion du lancement de SLR, contrairement à la plupart des acteurs de cette aventure, il avait à son actif plusieurs dizaines d’années de militantisme consacrées à la défense de la recherche, aux côtés de Florence, sa femme, inlassable militante, elle aussi. Dans SLR, Henri et ses chiffres ont joué un rôle majeur. Les experts du gouvernement avaient beau préparer à leurs ministres des notes démontrant l’absence de problème et l’inanité de nos revendications, ils se heurtaient vite aux chiffres d’Henri. Il éprouvait un plaisir de chasseur à éplucher les statistiques ou les "bleus du budget", versions provisoires dudit budget de l’Etat. Comment arrivait-il à se retrouver dans ces montagnes de chiffres classés dans des cadres changeants d’année en année ? Henri était le seul d’entre nous à savoir nager dans ces "bleus", à en extraire des conclusions solidement argumentées, qui permettaient aux autres militants d’être mieux armés dans les discussions avec les représentants du pouvoir ou les journalistes.

Les chiffres d’Henri étaient pour nous des armes défensives et offensives. Ils nous ont énormément servi, et la victoire provisoire de 2004, en termes de postes créés, lui en sont partiellement redevables. Ses chiffres nous rassuraient. Peut-être trop parfois. Il m’a fallu du temps pour comprendre que bon nombre des problèmes dans lesquels nous nous débattions n’étaient pas d’ordre quantitatif, ne pouvaient se résumer à des chiffres. A donner trop d’importance aux chiffres, et pas assez aux dégâts insidieux faits dans les esprits par le mode de fonctionnement de la société actuelle, on manquait quelque chose. Henri le savait certainement. Mais sa science du fourbissement d’armes chiffrées était unique, on avait besoin de lui pour cela, on le consultait, on lui en redemandait. On n’allait pas, en plus, lui reprocher d’être un redoutable spécialiste dans ce domaine.

Son action ne se limitait d’ailleurs pas aux chiffres. Il était infatigable pour défendre les jeunes, et pourfendre l’extension systématique de la précarité. Certains de ceux qui se sont engagés dans SLR l’ont fait, hélas, en cherchant à défendre d’abord leurs propres intérêts, ou en préparant leur carrière ultérieure. Ce n’était certes pas le cas d’Henri. Le vieux lion ne défendait pas ses intérêts personnels mais avait profondément à cœur la défense des jeunes, qui le savaient et lui en étaient très reconnaissants.

L’agitation vivante et parfois brouillonne qui a caractérisé l’année 2004 pour la recherche a donné lieu à bien des conflits, engueulades, et portes claquées. Henri ne claquait pas les portes. Il sortait discrètement de la salle pour s’en griller une petite dehors, faire le plein de nicotine, mettre de l’ordre dans ses idées, puis il rangeait son mégot dans son paquet et revenait dans la discussion. On l’a vu bien souvent chercher à arrondir les angles, à désamorcer les conflits. C’était un démineur, un vieux sage. Regardez sa photo, ses yeux ne sont-ils pas ceux d’un vieux sage chinois ?

Une des fortes tensions internes à SLR en 2004 fut celle opposant les syndicalistes à des collègues viscéralement anti-syndicalistes. La gestion de cette tension a été une tâche délicate. Avec le SNTRS-CGT, dirigé à l’époque par Annick Kieffer, les relations furent excellentes, dans un climat de grande confiance réciproque. Et par la suite, il en est allé de même avec Daniel Steinmetz. Avec d’autres syndicats plus préoccupés de cogestion avec le pouvoir, ce fut beaucoup moins facile. Henri fait partie des syndicalistes qui ont permis la marche en avant de l’attelage improbable alliant ceux qui croyaient aux syndicats et ceux qui n’y croyaient pas.

Entre Henri et moi, des motifs de désaccord ont été liés à sa proximité avec le Parti Socialiste. Certains choix des dirigeants du PS, en particulier depuis 2012, paraissaient inacceptables à beaucoup d’entre nous, et Henri avait de la peine à les condamner clairement. Il a fini par le faire, mais avec une réticence que l’on peut comprendre, compte tenu de l’importance de ses liens avec ce parti. Nous avons eu une fois un conflit sérieux, bref, qui me laisse un remords. En mars 2014, quelques militants du CNRS ont lancé l’idée de la convocation d’une réunion extraordinaire du Comité National. Nous avons été rapidement soutenus par Daniel Steinmetz pour le SNTRS-CGT, cependant que la direction du SNCS bloquait de fait cette initiative, qui échappait à son contrôle. Henri a rédigé un argumentaire pour défendre la position de son syndicat. J’ai aussitôt répliqué à Henri dans une lettre ouverte. Mon désaccord de fond avec le SNCS sur cet épisode reste entier, mais j’ai un regret sincère par rapport à Henri. Ma réplique était cinglante, non pas parce que j’imaginais que Henri avait pu être à l’origine de la position du SNCS, mais parce que c’était lui qui avait exprimé cette position avec le plus d’intelligence. J’ai répondu à celui qui s’était mis en avant. Alors que le savais malade, je n’ai pas pris de gants, je l’ai certainement blessé. Je m’en suis aussitôt voulu, et lui ai écrit une lettre personnelle, pour m’excuser de cette forme inadaptée, sans renier le fond de mon argumentaire. Il ne m’a pas répondu. Heureusement, on s’est revus depuis à quelques reprises, et les signes que nous nous sommes donnés étaient ceux de l’affection. Aucun de nous n’avait oublié les combats communs. Nous savions tous deux qu’au fond de nos relations, il y avait une confiance et une estime mutuelle.

Henri, vieux lion, mon camarade de combat, je te devais ces quelques lignes dans lesquelles, sans cacher ce qui a pu nous séparer, et un remords à ton égard, j’ai rappelé la grande importance que tu as eu pour les militants de la recherche publique. Tu as été un homme-ressource pour beaucoup d’entre nous, bienveillant pour tes camarades, impitoyable pour l’ignorance ou les mensonges de dirigeants politiques. Nous comptions sur ton expérience, ta ténacité, tes compétences. Cette aide précieuse disparaît avec toi. On peut à ton sujet, et en remplaçant vieillard par vieux sage, reprendre la formule de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ : "Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle".

Au revoir, camarade !

Alain