Recherche et Industrie
Vers un formatage idéologique des scientifiques ?
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, le 14 avril 2003Qu’est-ce que la science ? Cette question, dont l’utilité première était naguère d’alimenter les dissertations, s’impose aujourd’hui aux chercheurs comme un douloureux aiguillon. A l’heure où le gouvernement, tout en sacrifiant le budget de la Recherche Publique, affiche sa volonté de porter les efforts de Recherche et Développement à 3% du PIB, comment ne pas s’apercevoir que cette politique implique une confusion grandissante entre science et technologie, entre recherche scientifique et recherche industrielle, entre recherche de connaissances et recherche de profits.
Cette évolution (ou peut-être cette révolution, tant le glissement épistémologique et politique est brutal) fut largement amorcée pendant la précédente législature avec la loi sur l’innovation de 1999. La volonté affichée était d’augmenter l’implication des chercheurs dans la machine économique et financière en les incitant à produire plus de brevets et à s’investir d’avantage dans les activités industrielles. Ces mesures furent popularisées par une campagne médiatique visant à présenter les universitaires et les chercheurs comme des hurluberlus un peu tire-au-flanc, des espèces de Gaston Lagaffe complètement improductifs. En agrémentant cette doctrine de quelques mesures financières (intéressement personnel) et statutaires (double rémunération et possibilité de réintégrer la fonction publique en cas d’échec), il ne fut pas difficile de convaincre de nombreux chercheurs, sinon de se jeter immédiatement dans l’aventure, du moins d’accepter cette éventualité et de s’y préparer. C’est ainsi que nous vîmes fleurir dans les campus universitaires, les pôles technologiques, les cellules de valorisation et les incubateurs d’entreprises. C’est ainsi que nous vîmes des chercheurs devenir des chefs d’entreprise avec les encouragements énergiques de leurs organismes de tutelle. C’est ainsi que nous vîmes d’innombrables start-up bourgeonner des labos à une cadence frénétique, propre à satisfaire les quotas imposés aux grands organismes.
Cette idéologie étant désormais bien implantée dans l’inconscient collectif des chercheurs, c’est dans l’indifférence générale qu’elle atteint aujourd’hui son aboutissement politique, au travers du « plan pour l’innovation » proposé par les ministères de la recherche et de l’industrie (http://www.recherche.gouv.fr/plan-i...). Ce que ce plan prévoit, c’est un ensemble de mesures outrageusement libérales (intéressements financiers et avantages fiscaux en tous genres) visant à combler une supposée « carence dans les relations professionnelles et financières entre le monde de la recherche, surtout universitaire, et le monde des entreprises ». Dans son chapitre « mieux valoriser la recherche par les entreprises », le plan insiste entre autre sur la nécessité « d’accroître les dépôts de brevets par les chercheurs » et « d’augmenter la participation des chercheurs du secteur public aux jeunes entreprises innovantes ».
Ces mesures s’inscrivent dans une volonté de promouvoir « une meilleure synergie avec la recherche privée » comme moyen incontournable de porter le budget de la recherche et développement à 3% du PIB (le monde du 5 décembre 2002) alors même que le budget de la recherche publique, lui, est à la baisse. Par ce système de vases communicants, on voit qu’à terme, les chercheurs du secteur public n’auront d’autre choix, pour financer leurs travaux, que de se tourner vers l’industrie. Ce qui revient à dire que la mission majeure (sinon la seule) de la recherche scientifique serait désormais d’alimenter directement les activités de recherche et développement. Et c’est là que ce situe le point de rupture sémantique qui pourrait devenir un point de non retour. Car à la faveur de cette confusion des genres, la recherche industrielle risque bien de vampiriser la recherche fondamentale.
Outre qu’elle instrumentalise la confiscation financière des connaissances, cette évolution difficilement réversible ne sera pas sans conséquences, ni sur la pratique scientifique, ni sur le statut économique et politique de la recherche. Il était jusqu’à présent admis que la qualité de la recherche impliquait une totale liberté intellectuelle des chercheurs. Dans le domaine des sciences expérimentales, par exemple, l’élaboration des hypothèses et la construction d’un protocole expérimental permettant de tester ces hypothèses sont deux étapes du travail scientifique qui doivent absolument s’affranchir de tout a priori. Lorsqu’on propose une hypothèse de travail, ce n’est pas parce qu’on croit que cette hypothèse est vraie, encore moins parce qu’on voudrait qu’elle soit vraie, mais parce qu’elle est compatible avec un édifice conceptuel qu’il faut sans cesse confronter à l’expérience pour avancer. Cette réfutabilité, consubstantielle à toute théorie scientifique transforme le processus de recherche scientifique en une sorte de révolution permanente. A l’inverse, la recherche industrielle a besoin de certitudes. La construction de telle machine ou de tel médicament nécessite qu’un certain nombre de résultats de la physique ou de la biologie soient considérés comme certains. Si on fait l’hypothèse que le progrès technique est une chose souhaitable, cette utilisation des résultats scientifiques par l’industrie n’est pas choquante en soi mais la participation des chercheurs à ce processus est très discutable. Comment en effet tenir une découverte pour vraie en tant qu’acteur industriel et, dans le même temps, la tenir pour réfutable en temps que scientifique ? Il est donc peu probable que cette schizophrénie du chercheur-entrepreneur soit sans effet sur sa pratique scientifique. On a vu à l’extrême que la démarche expérimentale et l’exposé des résultats, lorsqu’ils obéissent aveuglément aux lois de la stratégie commerciale, franchissent parfois les limites de l’honnêteté scientifique.
Même si les chercheurs ne se lancent pas à corps perdu dans la création d’entreprises (dans ce domaine, il semble qu’ils aient encore une certaine liberté de choix), la course aux brevets, prônée par le ministère de la recherche et relayée par les organismes de recherche, risque fort de les détourner de leur mission première. D’abord parce que la recherche en tant que pratique (conduite expérimentale, énoncé des hypothèses et des résultats), n’est pas la même pour un brevet et pour une publication ; ensuite parce qu’un projet de dépôt de brevet se fait dans le secret. Or, de même que la science s’accommode peu des certitudes, elle a horreur du secret. La réfutabilité des théories scientifiques ne peut en effet être éprouvée que si les chercheurs confrontent en permanence leurs résultats à ceux de leurs collègues, ce qui se fait au travers des publications et des collaborations entre laboratoires.
Sans doute ne faut-il pas pousser cette réflexion jusqu’à prétendre que les chercheurs devraient se désintéresser totalement de l’utilisation industrielle de leurs découvertes. Il est au contraire souhaitable qu’ils puissent exprimer un avis critique sur la pertinence ou la dangerosité de telle ou telle application. Encore faudrait-il pour cela qu’ils aient une indépendance intellectuelle (et donc financière) totale vis à vis des groupes industriels. Dans ce registre, il est intéressant de constater que, peu de temps après avoir prôné une collaboration financière accrue entre la recherche publique et l’industrie (Le Monde du 5 décembre 2002), Madame Haigneré, ministre de la recherche, déclarait que "concernant l’impact des organismes génétiquement modifiés sur la santé et l’environnement", "les organismes publics de recherche offrent des garanties d’indépendance qui doivent nous permettre de nous appuyer en confiance sur les résultats obtenus" (Le Monde du 13 décembre 2002). On peut se demander ce qu’il restera de cette belle indépendance lorsque l’activité des chercheurs sera entièrement dictée par les intérêts financiers.
On voit que, pour des raisons à la fois scientifiques et citoyennes, les chercheurs pourraient y regarder à deux fois avant de se lancer dans l’aventure industrielle. Parmi les nombreuses façons de résister à la radicalisation des mesures qui leur sont imposées, la plus efficace est peut-être encore de faire de la recherche, toujours de la recherche et rien que de la recherche. C’est l’exemple qu’ont donné d’éminents découvreurs du génome humain en arrachant, dans une course de vitesse effrénée, leurs découvertes aux groupes financiers pour les restituer au patrimoine collectif. Cette attitude, éminemment respectable, montre que la vampirisation de la science par l’industrie n’est pas une fatalité.
Vincent Legagneux