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Recherche fondamentale : responsabilités publique et privée aux USA et en Europe.

Politique de recherche européenne : les bons conseils de Krupp et TotalFinaElf

Par Alain Trautmann, le 7 mai 2003

Les grandes orientations politiques en matière de recherche dépendent de rapports de conseillers, experts ou lobbyistes. La comparaison de deux rapports sur la politique de recherche, destinés l’un, au gouvernement américain, et l’autre à la Commission Européenne, sont très éclairants, et étrangement contrastés.

Le rapport américain date de 1998. Il s’intitule " La recherche fondamentale américaine. La prospérité par la découverte" (America’s basic research. Prosperity through discovery) (1). Il a été rédigé par le CED (Committee for Economic Development) qui comprend quelques représentants des plus grandes universités américaines, et une majorité de représentants des plus grandes compagnies (2). Le rapport européen date de 2003. Il s’intitule " The European challenge " (3). Il a été rédigé par l’ERT (European Round Table of Industrialists). Il est constitué de 45 leaders de multinationales opérant en Europe (4). On notera l’absence de chercheurs ou d’universitaires, mais aussi l’absence discrète de la lettre I (comme Industrialists) dans le sigle ERT.

Le rapport du CED constitue une défense argumentée et vigoureuse de la recherche fondamentale américaine prenant en compte toute une série de points, et d’abord l’intérêt bien compris que représente la recherche fondamentale pour les grandes compagnies : " 73% des 397660 brevets déposés en 2 ans (1988 et 1994) étaient basés sur des publications émanant de la recherche fondamentale publique. " " L’excellence américaine en recherche fondamentale constitue réellement un trésor national, mais ceux qui la défendent doivent être énergiques et efficaces ".

Le CED souligne que si la recherche fondamentale doit être soutenue avant tout par des fonds publics [donc, ne pas être massivement privatisée], c’est parce que bien public et bien privé ne coïncident pas, et que la logique des entreprises ne peut pas être la même que celle de la société. Le rapport parle de retour sur investissement de la recherche, en précisant qu’il est légitime de chercher à mesurer la valeur créée par la recherche fondamentale, mais " après avoir bien défini de quelle valeur il s’agit, qui est propre à une mission et une institution ". Et d’expliciter ensuite que la valeur créée est constituée par des connaissances, mesurées non pas à l’aune d’applications, mais par le jugement par des pairs de la qualité de ces connaissances. En outre, dans le retour sur investissement, il faut soigneusement distinguer entre bénéfice pour une compagnie privée, et bénéfice pour la société. Pour la société, " du moment qu’il y a des résultats scientifiques qui sont largement diffusés et utiles à d’autres chercheurs ou institutions, on peut considérer que la société bénéficie des investissements du gouvernement ". " Les connaissances produites par la recherche fondamentale doivent être considérées comme un bien public. Contrairement à des biens privés, un bien public peut être utilisé simultanément par de nombreuses personnes, sans en tarir ni la source ni l’efficacité. (...) C’est pour cela que la propriété privée d’un bien public est à la fois délicate et économiquement inefficace ". " De ce fait, les acteurs du marché ne peuvent, dans leur logique, qu’investir faiblement dans la recherche fondamentale. (...) Les économistes décrivent ce trop faible investissement comme un échec du marché (market failure) " qui exige, pour être compensé, un investissement par les pouvoirs publics. Que l’industrie soutienne la recherche fondamentale est une bonne chose, mais " il ne faut pas attendre d’elle qu’elle se substitue aux moyens dépendant des pouvoirs publics ".

Le rapport du CED souligne l’importance de l’évaluation de la recherche fondamentale, y compris l’importance qu’il y a à se défier de vouloir obtenir des applications à court terme : " Les résultats concrets de la recherche fondamentale arrivent systématiquement dans un futur lointain (...). La recherche en virologie entamée dans le cadre de la Guerre contre le Cancer des années 70 a donné ses résultats les plus significatifs ? à la fois non recherchés et non prévus- dans le traitement du Sida dans les années 90 ; et c’est seulement maintenant que cette recherche débouche sur des médicaments qui pourraient transformer la cancérologie clinique des années 2000. " Et encore : " Le CED s’oppose vigoureusement à la " nouvelle pensée " en vogue, selon laquelle le financement public de la recherche fondamentale serait inutile dans une économie de marché, et qu’une réduction de cet effort aurait peu de conséquences économiques ". Pour l’évaluation délicate de la recherche fondamentale, " la pire solution serait d’imposer des standards quantitatifs de performances, qui saperaient la recherche fondamentale en raccourcissant le temps de réalisation des projets et en limitant leur visée à des sujets où ce qu’on peut en attendre est prévisible au départ ".

Pour ou contre une recherche avec des moyens affectés sur de grands programmes ? Contrairement à Jacques Chirac et Jean-François Mattei, le CED a tiré les leçons de l’échec du plan Cancer des années 70, et de son coût énorme. Il insiste sur le fait qu’il faille absolument éviter les affectations a priori sur des programmes (earmarking) . " Le mieux est de se baser sur l’évaluation par des pairs, malgré ses inconvénients inévitables (comme de favoriser un certain statu quo appuyé sur des réseaux). Mais on n’a pas trouvé mieux que cette solution ". Les Instituts nationaux (comme le NIH) ont joué et jouent un rôle très important dans la recherche fondamentale. Des dérives dangereuses ont été observée (notamment dans le domaine du Département de l’Energie), lorque des institutions trop centralisées et hiérarchisées fonctionnaient sans évaluation rigoureuse par des pairs. Les affectations de crédits a priori sur des programmes ne peuvent se justifier que dans un cas très précis, celui de la " big science " nécessitant des coûts d’infrastructure très importants. En dehors de cette exception, les crédits ne peuvent être affectés sur des programmes, mais uniquement sur des projets émanant d’individus, et évalués rigoureusement et de façon compétitive par des pairs (c’est un véritable leitmotiv), car c’est la seule méthode " adaptée au caractère imprévisible de résultats de la recherche fondamentale ". Ils soulignent l’importance qu’il y a à bien traiter les disciplines qui ne sont pas à la mode et ne doivent pas pour autant disparaître.

Qui peut et doit être financé ? Quelle place pour les jeunes ? Il faut que " les meilleurs scientifiques obtiennent des contrats à long-terme, [qui réduisent la perte de temps associée à des demandes incessantes de contrats], les jeunes scientifiques des moyens pour démarrer leur carrière, et que les chercheurs établis qui temporairement n’ont pas obtenu de contrat aient de quoi continuer à travailler et redevenir productifs ". Les Universités offrent un environnement " propice à un esprit d’indépendance et de créativité qu’il est difficile de trouver dans d’autres organisations, ce qui est particulièrement important pour les jeunes scientifiques, qui ont la possibilité d’évolution de carrière rapide (...) lorsque leur talent est reconnu et exploité sans tenir compte de leur âge ". Le rapport souligne aussi l’importance qu’il y a à se préoccupper de recruter de nouveaux jeunes talents, de la faiblesse en maths et en sciences des jeunes bacheliers, par rapport à de nombreux autres pays, et de l’importance qu’il y a pour y remédier à se pencher sur la qualification et la rémunération des enseignants du secondaire. Par ailleurs, " une des priorités de nos universités doit être de permettre aux jeunes de quitter des postes temporaires pour obtenir des emplois stables ". Les ultra-libéraux français qui dénoncent hargneusement le statut des chercheurs français risquent de peu apprécier ce type de suggestion américaine.

Ainsi, les industriels américains au contact avec des chercheurs et universitaires semblent avoir très bien compris la logique de la recherche fondamentale, et les raisons de la défendre. Contrairement à des idées reçus, ils ne sont pas favorables à une privatisation de la recherche (du moins aux USA, là où leur intérêt est bien compris). Ils n’y sont pas favorables car, tout en reconnaissant l’importance, pour leur activité, de la recherche fondamentale, ils savent que la logique du fonctionnement et du développement de la recherche fondamentale est doublement étrangère à une logique de marché : parce que cette recherche ne peut pas être rentable à court terme et parce que les connaissances produites doivent être largement diffusées et non pas conservées pour un usage exclusif. Ce "market failure" doit être compensé par une action énergique du gouvernement, dans l’intérêt de la société et des compagnies privées.

Qu’en est-il du rapport de l’ERT, donc de la Table Ronde Européenne (des industriels) ? Notons d’emblée que, contrairement au CED, qui discutait de la recherche fondamentale (basic research), l’ERT parle de recherche et développement (R&D), ce qui correspond exactement à la logique européenne telle qu’elle s’affiche dans ses plans successifs ou PCRD (programmes-cadre de R&D). C’est à dire que le R&D inclut le développement technologique, dont le rapport américain souligne qu’il ne doit en aucun cas être soutenu par des fonds publics, considérant que c’est aux compagnies privées d’en assurer le développement. Les membres de l’ERT, " qui ont une riche expérience en R&D, ont examiné soigneusement les objectifs du sommet de Barcelone ", qui a, en 2002, fixé comme objectif au niveau européen que la fraction du PIB affectée à la R&D devrait passer de 1,9% actuellement à 3% en 2010. L’ERT commente : c’est un bon objectif, mais il faudra pour l’atteindre faire des efforts considérables. Très bien, mais lesquels ? L’ERT prend d’intéressants exemples chiffrés. Il faudrait prendre exemple sur le gouvernement Suisse qui, le 29 novembre 2002, a décidé d’augmenter les moyens affectés aux Etudes Supérieures, la Recherche et les Technologies, pour atteindre une augmentation de 6% chaque année, jusqu’en 2007 en tous cas. " Ceci permettrait de combler une partie du retard avec les USA, qui comptent 8.08 chercheurs pour 1000 personnes actives, alors qu’en Europe ce taux est de 5.4 pour 1000. "

Comment aboutir à ces objectifs ? En suivant une pure logique d’entreprise. Il faut " que l’Europe se transforme rapidement en une société plus entrepreneuriale et innovante ". Pour cela il faut des travailleurs qualifiés, et " comment avoir une force de travail qualifiée (skilled labour force) si les universités sont trop peu financées ? (...) Il est également fondamental de promouvoir la culture entrepreneuriale dans les communautés de chercheurs, et de faciliter les mouvements de chercheurs entre les secteurs de R&D public et privé. " Concernant les mouvements de chercheurs, l’ERT fait une observation et une recommandation. L’observation est que, vu les conditions peu attractives qui sont faites aux compagnies privées en Europe, il est inévitable qu’elles préfèrent investir et développer leur laboratoires R&D aux USA et en Asie. Et elles recommandent aux gouvernements européens de faire " tous les efforts nécessaires et urgents pour soutenir l’effort de recherche et d’innovation en Europe, et d’arrêter, si possible d’inverser la fuite des cerveaux et des compétences hors d’Europe. " Sans vergogne, l’ERT prône en clair : efforts pour le public, bénéfices pour le privé.

Pour cela, quelque recommandations plus précises :
-  Développer de " forts centres d’excellence en R&D dans des secteurs industriels clé comme les technologies de l’information et de la communication (ICT), les nouveaux matériaux et la santé ". Voilà qui est clair : les centres d’excellence dont le 6e PCRD nous parle avec une grande insistance doivent être dans des secteurs industriels clé. En outre, la santé doit être considérée non pas comme une question fondamentale d’intérêt public mais comme un secteur industriel clé !
-  Changer les politiques et les priorités en matière d’éducation pour fournir une force de travail qualifiée en R&D (improve the supply of skilled labour).
-  " Augmenter le financement par le gouvernement de la recherche privée " (notamment par une politique de réduction d’impôts). En détournant une partie de l’effort public en R&D vers le privé, cette demande revient inévitablement à diminuer le financement de la recherche publique.
-  " Augmenter la protection de la propriété intellectuelle, afin d’encourager la R&D dans des secteurs comme les OGMs. " Ainsi, un des problèmes majeurs en matière de R&D en Europe est que le développement et l’exploitation des OGMs n’est pas assez rentable. Non seulement oser avancer cette idée, mais en outre l’avancer comme une priorité confine à la caricature.
-  " Réduire de façon radicale les réglementations contraignantes injustifiées, notamment dans le domaine de l’environnement, qui brident le développement, la production et l’introduction de nouveaux produits ". Ce sont des compagnies comme TotalFinaElf et Krupp (4) qui osent donner ce genre de conseils en matière d’environnement à nos dirigeants !

Ces quelques priorités affichées par l’ERT montrent bien la grossièreté de pensée du lobby industriel de multinationales opérant en Europe, dont on peut hélas observer l’influence sur les mesures gouvernementales récentes. Le contraste avec la justesse d’analyse du lobby américain est proprement stupéfiant. Pourtant, certaines multinationales (du pétrole par exemple) se trouvent représentées dans les deux lobbies. Pourquoi un tel contraste ? Est-ce parce que chercheurs, universitaires et industriels américains se parlent, s’écoutent, se respectent, et du coup sont capables d’analyses plus fines ? Est-ce parce que les représentants américains de multinationales sont aussi américains et fiers de l’être, que leur logique n’est donc pas uniquement celle du marché, et qu’a contrario les représentants européens des mêmes multinationales se moquent totalement de l’Europe comme de la notion de bien public ?

1 http://www.ced.org/

2 Notamment, Pfizer, Merck, Airbus Industrie of North America, Boeing, Diamond Technology Partners, Procter & Gamble, Texaco, Shell, Ford, BankAmerica Corporation

3 http://www.ert.be/

4 Notamment, Air Liquide, Carlsberg, Nestlé, Unilever, Lafarge, Thierry Demarest pour TotalFinaElf, Jean-René Fourtou pour Vivendi, Fiat, AstraZeneca, Siemens, Louis Schweitzer pour Renault. L’ERT est présidée par le représentant de la compagnie ThyssenKrupp, de sinistre mémoire. Ca ne s’invente pas !