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Chercheurs en détresse

Par Philippe Huetz, le 17 mars 2004

Lettre initialement adressée aux journaux "Le Monde" et "Libération" en été 2003, restée sans réponse.

J’aimerais par ce témoignage exprimer au moins partiellement ce que je ressens. Je ne m’appesantirai pas sur ma situation, mais dois la résumer pour traduire le contexte de ce que je vis. Je suis chercheur. En tout cas si je vis cet état en mon for intérieur il n’apparaît pas socialement, car après trois années de postdocs à l’étranger et plusieurs années consacrées, tout en étant au chômage, à la création d’une association de recherche fondamentale que personne n’a voulu financer (nous étions six chercheurs confirmés au départ), je travaille à présent dans un laboratoire CNRS inscrit en qualité d’étudiant, pour avoir le droit d’y être ! J’ai 40 ans, mon âge joue en ma défaveur malgré mon expérience, et j’espère encore pouvoir m’intégrer dans une situation stabilisée au sein du système dans lequel j’évolue. Je me sens rejeté par un système qui m’a pourtant poussé au postdoc, et ai pris des risques que mon pays ne reconnaît pas. Malgré tout je travaille d’arrache-pied, et ai un bon rythme de publication dans des grandes revues scientifiques. Ayant pu obtenir une subvention (du niveau d’un SMIC), je n’ai pas de salaire et ne cotise donc pas pour la retraite. Beaucoup de jeunes docteurs de ma génération sont dans une situation de précarité, ou ont fini par abandonner, se sont reconvertis, sont entrés dans l’industrie ou se sont expatriés définitivement.

Les politiques concrétisent rarement leurs annonces, et ce faisant étouffent des élans vitaux pour notre société et pour le développement de l’aventure de l’esprit. L’argent va à la recherche appliquée ou aux efforts de soins, domaines ou les résultats justifient rapidement les dépenses engagées par leur caractère à court terme, au détriment d’un investissement à la base, là où le remous et le bouillonnement des idées peut faire émerger des développements aptes à résulter sur des solutions définitives et à alléger les nécessités en aval. De plus, les façons d’attribuer les financements disponibles sont opaques(*) et les critères d’attribution rédhibitoires et étriqués, favorisant en général ceux qui ont déjà du pouvoir et de l’argent. Il est urgent que la recherche fondamentale soit davantage soutenue par l’Etat, l’industrie, les financeurs, les mécènes. Et que l’argent ne soit pas attribué que pour du fonctionnement, mais également pour du personnel !

Mais que veut dire « recherche » ? La recherche est d’abord la passion de la découverte, de façon fractale car par degrés de conscience à divers niveaux, pas à pas, d’ensembles à ensembles, jusqu’à une vision globale, plus ou moins enfouie, plus ou moins éclatante. Avec l’intuition de quelqu’un assemblant un puzzle après avoir mémorisé longuement des centaines de formes, d’équations ou de péréquations logiques, remâché et affiné des milliers de connaissances, sans cesse régénérées et revivifiées, dans le dédale de reliefs inconnus, dans les joies et les peines invisibles, dans les larmes des culs-de-sac et l’allégresse des enclenchements heureux des constructions de l’esprit, pour décrire les structures et mécanismes de cette part d’univers complexe que nous percevons comme réel.

Qui peut vouloir dissocier ces efforts de l’intellect de l’ambition indicible d’une découverte potentiellement ou directement utile à l’autre ? Pourquoi alors un tel mépris du chercheur et de sa condition ? Un tel manque de respect ? Une telle indifférence vis-à-vis de sa catégorie socio-professionnelle ? Pourquoi n’ose-t-on jamais en parler que si furtivement, fantômatiquement ? Sommes-nous ces ascètes reclus dans leur tour d’ivoire, distanciés par leur langage impénétrable ? Ces armées de blouses blanches télévisuelles pipetant des microlitres comme des galériens rament sous le dictat des impératifs de leur image uniformisée, sous les coups de fouet du "publish or perish" ? Sommes-nous devenus des êtres systématisés, incapables de se dire par orgueil mal placé, paralysés de la peur d’être condamnés par leurs pairs, ou de trouver trop bassement triviales des revendications légitimes ?

Il a été écrit que deux écueils guettent les postdocs : cumuler les stages postdoctoraux et exclure tout projet en entreprise. Ces "écueils"-là n’ont pourtant qu’un seul fondement : lorsque je me suis engagé en DEUG, je voulais aller jusqu’au doctorat pour faire de la recherche fondamentale pure et dure. Et aller jusqu’au bout de cela malgré la longueur et la difficulté de la tâche avec tous les sacrifices de tous ordres que cela comporte, et rallonger ensuite cette difficulté en partant faire de la recherche à l’étranger, où l’on se retrouve seul face à un travail de recherche totalement indépendant, un pays, une langue, une culture différents, est bien la preuve qu’une vocation vous anime, celle de la passion de la recherche, l’amour d’un certain degré de théorisation pour une approche plus profonde de la connaissance, sans vouloir se soucier d’avoir à se conformer à un quelconque pragmatisme de rentabilité ! Et voilà que l’on voudrait absolument faire plier le chercheur universitaire en le dopant à plus de réalisme économique, alors même que l’on remet ce faisant son engagement originel en cause, qui pour beaucoup revêt cette forme de vocation, dans le sens du dévouement pour une conception idéalisée de la recherche, c’est-à-dire simplement une idée transcendante et belle de la science. L’on voudrait donc tuer en peu de temps ce que l’on a permis de construire sur une dizaine d’années : des cerveaux bourrés de réflexes acquis par l’expérience menant un chercheur à la découverte, et hautement rôdés à cet exercice. Sans compter que cela a tout de même coûté beaucoup d’argent au contribuable.

C’est un esprit de liberté et d’intelligence que j’ai trouvé attractif à l’université, et je ne peux me résoudre à y déroger en m’engageant dans un système à visée productive et de compétition.

La France condamne toute initiative hors systèmes (initiatives valorisées dans d’autres pays), en n’y attribuant aucune reconnaissance ni valeur effective. Ces mêmes systèmes se sont rigidifiés jusqu’à rendre leur évolution impossible, pour protéger des atouts individuels, satisfaire des critères de rentabilité, s’insérer moutonnièrement dans des idéologies de modes. La minorité de ceux qui ont pu s’y asseoir ne se soucie plus de la majorité de ceux qui méritent tout autant d’y entrer, par effet de passivité parvenue. En effet, après un doctorat et après un ou plusieurs postdoctorats, preuve de valeur n’est-elle pas encore faite ? Faut-il donc passer sa vie à prouver ses capacités dans un esprit de perpétuelle compétition, de mise en valeur outrancière de soi-même ? Quand donc la sérénité d’une vie consacrée à la recherche peut-elle s’installer, sans le souci d’échelles à gravir, sans ces déchirements internes aux laboratoires dans la course aux postes offerts, sans luttes intestines entre laboratoires oeuvrant dans les mêmes domaines ? L’on pourrait dire que la compétition dans le public est un moteur nécessaire à ceux qui s’installent confortablement dans leur position, d’autant plus avec des salaires de honte devant ceux des chercheurs du privé, pour entretenir leur motivation. Mais je ne veux considérer que le véritable esprit de la recherche, celui qui correspond à une vocation, et qui ne mérite d’avoir à se mouvoir que dans le courant de saines émulations, dans un acharnement spontané dont la dynamique peut jouir du temps nécessaire, en toute honnêteté.

Non, la situation des chercheurs n’est pas évidente à vivre. J’ai dans mon entourage un physicien chimiste qui s’est rabattu sur la recherche clinique, un chimiste, ainsi qu’une biochimiste qui végètent désespérément au chômage depuis plusieurs années, des collègues qui se sont résignés à travailler dans l’industrie alors qu’ils ne s’y plaisent pas car ils n’y font quasiment plus de recherche, ou peuvent se voir ordonnés de changer de sujet lors de revirements économiques. Pour certains, une rude dépression, une vie gâchée, un lourd investissement d’études à la poubelle, et des potentiels énormes totalement remisés. Et par-dessus tout cela, les méthodes de recrutement ne sont-elles pas souvent injustes pour des postdocs venant de loin et expatriés depuis des années par nécessité, par rapport à des candidats locaux favorisés, dés joués d’avance ?

Comme une multitude de mes collègues, j’ai vécu dans la solitude, l’isolement, la précarité, le sentiment d’abandon et la dépression chronique. Et pourtant avec un bagage conséquent et des idées plein la tête... Aujourd’hui je ne suis plus rien que le travail que je fournis quotidiennement, dans une structure qui m’a accepté et me respecte, et où je retrouve un sens, mais englobée dans un contexte qui m’ignore et m’anéantit. Il n’est peut-être pas loin le temps où il puisse étouffer totalement mon esprit, où je n’aurai plus la force de vivre en dehors de tout ce que j’ai donné et de tout ce que je suis.

J’espère que ce témoignage suscitera une plus forte prise de conscience des problèmes que je décris, aussi bien au sein de la communauté scientifique que dans l’esprit de tous ceux qui veulent croire à un investissement sur la matière grise dans notre pays, et suis heureux de ce sursaut des chercheurs.

(*) Par exemple les 400 bourses postdoctorales annoncées par Mme Claudie Haigneré dans Le Monde du 1er octobre 2002 n’ont pas été attribuées en tenant compte des situations personnelles, comme elle l’appuyait fortement, mais ont été diluées par organismes et sections, et finalement accordées à certains laboratoires au détriment d’autres. J’ai obtenu une réponse à une lettre que j’avais adressée à Mme Haigneré : elle a relégué ma demande à un conseiller qui ne m’a jamais répondu.