Réflexions d’un chercheur, au risque de ne pas plaire
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, le 20 mars 2004Les besoins de réforme, l’évaluation, l’Amérique, la France,....
Ça y est, c’est fait, j’ai signé la pétition et démissionné de mes fonctions administratives de responsable d’équipe. La mauvaise foi du gouvernement dans sa réponse à la pétition des chercheurs (ou son absence de réponse adaptée) oblige à la solidarité avec ce mouvement d’une ampleur sans précédent, afin de montrer à la société le malaise qui règne dans le monde de la recherche en France, depuis son besoin de réforme jusqu’à son manque chronique de crédits. Directeur de Recherche à l’INSERM depuis 5 ans après 10 années passées aux Etats-Unis, j’ai eu le temps de prendre la mesure de la complexité du système français et de ses besoins de réforme, et de le comparer à ce que je connais du système américain. Dans ce contexte, si une mobilisation unitaire me paraissait nécessaire pour que le mouvement se fasse entendre ces dernières semaines, il me semble également utopique de vouloir réformer la recherche en ne dissociant pas plusieurs de ses composantes.
Plusieurs grandes questions se posent :
Doit-on en France continuer de parler de budget de la recherche de façon globale, alors que la moitié de ce budget est affectée à des programmes spatiaux aux retombées essentiellement médiatiques et non pour le progrès social de la Société ? Pourquoi les sciences dites dures doivent-elles être incluses dans le même projet de réforme que les sciences humaines et sociales ? Les besoins de réformes respectifs ne font certainement pas appel aux mêmes nécessités. Le CNRS doit-il donc être maintenu comme un organisme pluri-disciplinaire à la gestion difficile ? Dans ce contexte, l’INSERM, avec toutes ses imperfections et son besoin de réforme, doit-il nécessairement être mise dans le même panier que les Universités et le CNRS, deux entités de taille considérablement plus large ? La spécificité de l’INSERM dans la recherche médicale se doit d’être prise en compte car il me semble que l’existence d’un organisme spécifique dans ce domaine est une nécessité absolue. N’est-ce pas, après tout, l’équivalent "gullivérien" des fameux NIH (National Institutes of Health) américains ?
Si l’on applique aux réformes à venir le principe des vases communicants à des structures de tailles aussi différentes, la plus petite d’entre elles (l’INSERM) se videra sans doute très vite sans que les plus grosses (Université et CNRS) voient leur niveau remonter significativement. Il serait sans doute plus efficace de permettre une réorganisation interne de l’INSERM, la taille de cet Institut facilitant sans doute une mise en œuvre plus rapide de réformes spécifiques.
Les réformes vont se heurter à deux difficultés majeures : (1), la faiblesse extrême du recrutement dans la recherche médicale privée, qui fait que les EPST (Etablissements Publics à caractère Scientifique et Technique) et l’Université sont les seuls débouchés pour les post-doctorants qui se sont déjà investis pendant 10 ans et plus dans la recherche ; (2) l’absence chronique d’argent dans les Universités. Il est illusoire de penser que le système français actuel puisse continuer indéfiniment et que ces organismes absorbent tous les doctorants et post-doctorants brillants qui débarquent sur le marché du travail. Toute réforme de la recherche passe donc d’abord par des réformes fiscales radicales pour (1), encourager les entreprises à développer leur recherche en France (2), favoriser la création et l’installation de nouvelles sociétés de biotechnologie ou entreprises pharmaceutiques sur le territoire national, (3), définir de nouvelles voies permettant le développement d’un marché du travail de recherche actif. Ceci constitue sans doute un pré requis indispensable au débat qui opposera les "postes statutaires" aux CDD. Légalement, un CDD n’est, par définition, pas renouvelable indéfiniment. À l’heure actuelle, rien n’est proposé pour les candidats recrutés sur les CDD de type post-doc ou Avenir, sinon que la pré-sélection drastique dont ils sont issus en fait des candidats idéaux aux concours de recrutement statutaires. Problème : il n’y a pas assez de postes statutaires pour intégrer tous les candidats. Si l’on s’en tient au nombre de CDD proposés par le gouvernement dans les métiers de la recherche, que se passera-il dans 3 ans à la fin de ces contrats ? (encore une fois non renouvelables par définition). On ne peut décemment dans notre pays proposer des contrats de 3 à 5 ans à de jeunes chercheurs que si des perspectives réelles d’emploi existent à leur échéance !
Evaluation. Il est impossible de ne pas aborder ce point crucial du fonctionnement des EPST, dont l’INSERM, et de l’Université. Dans les Universités françaises, combien y a-t-il d’exemples de recrutement sur poste de maître de conférences d’un candidat local assez moyen au détriment d’un candidat extérieur brillant ? Ces pratiques se perpétuent depuis des lustres sans que rien ne vienne enrayer cette belle machine anti-productive, plombent la crédibilité et discréditent l’Evaluation universitaire dans son ensemble.
Dans les EPST se pose un problème majeur : le système n’est pas de taille suffisante pour permettre une complète indépendance des membres des Commissions Scientifiques Spécialisées (CSS). Nommés ou élus pour 4 ans, ils seront ensuite jugés à la mandature suivante par ceux là même qu’ils ont évalué ! Concernant l’évaluation des Unités de recherche INSERM (et CNRS), une solution serait donc que celles-ci soient évaluées anonymement par les CSS, avec la participation d’experts externes, nationaux ou internationaux, sans qu’il y ait de visite systématique du site d’implantation du projet. Ce système est en place aux Etats-Unis, où seuls les "Program Projects", projets transversaux impliquant plusieurs équipes ou départements, sont soumis à une visite de site, alors que les demandes individuelles de "Grants" n’y sont en général pas assujetties. On pourrait fort bien imaginer que les conseils scientifiques locaux (hôpitaux, universités) se prononcent sur l’adéquation du projet au site, sans qu’un comité de visite soit systématiquement envoyé par les CSS.
L’évaluation des candidats au recrutement est confiée en premier lieu aux CSS. Si elle est sujette à quelques critiques (cooptations diverses, luttes d’influence), il faut aussi reconnaître que le nombre de candidats de grande qualité est très supérieur au nombre de postes disponibles, ce qui rend difficile un classement final parfaitement objectif ! L’évaluation biannuelle des chercheurs en poste est également critiquable car confiée également aux CSS qui se retrouvent submergées de dossiers, ce qui conduit très souvent au survol rapide et souvent trop bienveillant de ceux-ci.
Financements. En France à l’heure actuelle, les associations caritatives dont l’ARC (Association pour la Recherche sur le Cancer) ou la LNCC (Ligue Nationale Contre le Cancer) distribuent des financements fixes de 20K€ pour des projets qui en nécessiteraient sans doute 10 fois plus pour être menés à bien ! Pour avoir une chance d’être retenu, un projet doit en effet être compétitif, donc bien plus ambitieux et pas en adéquation avec les sommes distribuées qui sont ridicules. Les Associations ne sont pas responsables de leur manque de moyens et là encore, des mesures fiscales fortes sont nécessaires pour favoriser les dons (pourquoi pas une déduction fiscale à 100% et une ponction sur les taxes sur le tabac ?). Du fait du manque chronique de moyens, les chercheurs tolèrent cette situation absurde car ces 20K€, bien que couvrant seulement une faible part du projet financé, représentent toutefois souvent une énorme bouffée d’oxygène dont un laboratoire ne peut se passer ! Quand de plus, un même laboratoire ne peut prétendre à deux financements simultanés de l’ARC quand bien même ils concerneraient deux projets indépendants (l’ARC a tant de demandes qu’elle ne peut honorer qu’un faible pourcentage de celles-ci), le saupoudrage des moyens atteint les limites de l’absurde. Quant au programme Cancéropole, il ne distribuera que des miettes à la recherche !
À l’Etranger (Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Autriche….), les projets déposés auprès des grands organismes de financement de la recherche, qu’ils soient gouvernementaux ou de type "Fondation", nécessitent une estimation précise des besoins en personnel ainsi que du pourcentage d’implication personnelle du demandeur. Pour les demandes aux NIH, la justification réclame d’autant plus de détails que la somme demandée est importante. De plus, le financement par projet permet à un même investigateur d’être subventionné pour plusieurs axes de recherche distincts.
Les Etats-Unis. Dans les nombreux articles parus ces dernières semaines sur la recherche en France et ailleurs, j’ai pu lire que les Etats-Unis étaient parfois présentés comme le paradis pour la recherche. S’il ne fait aucun doute que le système américain offre souvent au post-doctorant des possibilités extraordinaires d’effectuer une recherche de qualité avec des moyens considérables, il ne faut pas oublier que c’est également un système presque totalement déserté par les étudiants américains : bien peu d’entre eux investissent dans des études longues dans la filière recherche bio-médicale. Les études universitaires étant pour la plupart payantes et chères, la décision de s’endetter pour suivre une filière donnée est conditionnée par le potentiel de désendettement lors du démarrage de la vie active.
L’ingratitude du système américain se manifeste assez vite lorsqu’on a passé le stade du post-doc. Un universitaire aura un salaire à deux composantes : une base fixe, généralement faible, payée par l’université et une partie variable dépendant de la capacité du chercheur à générer des fonds externes. Pour tout financement du NIH par un chercheur, l’université d’accueil reçoit jusqu’à 62% d’"overhead" (pour une grant de 100$, le NIH donne 162$), sommes qui permettent à l’Université de couvrir ses dépenses administratives, la construction de nouveaux bâtiments de recherche, le recrutement de nouveaux chercheurs, etc. (En France, les frais de gestion sont prélevés sur les faibles sommes distribuées !). L’université a donc tout intérêt à garder les chercheurs les plus aptes à obtenir des "grants". De ces "grants" dépend une partie du salaire et surtout l’indépendance du chercheur par rapport à l’administration de l’université qui, si l’argent ne rentre pas, l’obligera à augmenter ses tâches d’enseignement pour "justifier" la part de salaire qui lui est consentie. L’enseignement dispensé par les meilleurs chercheurs au sein des universités se fait donc bien souvent sur la base du volontariat puisque crédits de recherche riment avec indépendance vis-à-vis de l’administration. En cas d’échec prolongé dans les objectifs de recherche, et donc en l’absence de renouvellement des "grants", il devient de plus en plus difficile à un chercheur de se consacrer à la recherche puisque la charge d’enseignement devient prépondérante. Une seule solution alors, la recherche d’un autre poste dans une autre université, souvent avec une réduction de salaire importante. En cas de succès, le chercheur jouira par contre effectivement d’une situation professionnelle confortable et d’un salaire enviable. Ne nous y trompons pas, les Etats-Unis ne fonctionnent pas sur le social et partout dans le monde, recherche de qualité rime avec extrême sélection des candidats ! (pour un exemple des modalités de recrutement -et remerciement- dans une université aux Etats-Unis, voir le site du Jefferson Medical College à Philadelphie, http://www.jefferson.edu/jmc/Facult... ).
Un chef de labo qui tient à sa notoriété pourra parfois se préoccuper beaucoup moins du bilan social de sa recherche (devenir des post-docs en particulier) que de sa propre réussite : plusieurs post-docs pourront donc être contraints de travailler sur un même sujet, mais un seul touchera le jackpot ! Les autres, anonymes sans gloire, pourront rester post-docs toute leur vie, la main d’œuvre pas trop chère étant en général bienvenue !
Les chercheurs post-doctorants aux Etats-Unis sont certes mieux payés qu’en France, mais beaucoup moins bien que leurs chefs de labo et que la plupart des autres professions ayant nécessité autant d’années d’études (Souvenez-vous, il n’y a pas -ou très peu- d’étudiants américains dans la filière bio !). Pourtant, le salaire des post-docs a été très fortement valorisé il y a 4 ou 5 ans (+30% en moyenne), car le recrutement était en baisse sensible, un point jugé inquiétant par le gouvernement américain qui a compris que l’effort d’investissement dans la recherche était primordial pour le développement économique et industriel à long terme. Notons dans ce contexte que les post-docs chinois sont de plus en plus nombreux à retourner travailler en Chine où les conditions de travail pour les meilleurs d’entre eux sont aussi enviables (voire plus attirantes s’ils y retournent ?) que ce qui leur est offert aux Etats-Unis !
En France, on parle de relever les salaires des CDD de recherche, ce qui est une bonne chose, mais les propositions de réelles carrières sont rares ! Il faudrait se pencher sans complaisance sur le problème que nombre d’étudiants sont encouragés à effectuer un doctorat avec des chercheurs qui ne sont pas ou plus compétitifs. Cela produit des docteurs ou post-docs à leur tour non compétitifs pour le peu de postes disponibles dans la recherche.
De même, des étudiants dont on sait dès le DEA qu’ils ne seront pas compétitifs poursuivront pourtant en thèse, financés de bric et de broc, pour accompagner les travaux de chercheurs peu scrupuleux qui les exploitent. Combien de titres de "Docteur ès Sciences" sont ainsi décernés avec des mentions qui ne veulent rien dire ? Tout ceci contribue à une arrivée massive sur le marché du travail (ou plutôt de la recherche d’emploi !) d’un trop grand nombre de candidats dont seuls quelques uns obtiendront un poste de chercheur, et dont la plupart seront engluées dans une formation beaucoup trop pointue et peu adaptée à une reconversion professionnelle ; d’autant que l’industrie de la santé embauche très peu ! Une évaluation objective et sans complaisance de la capacité des chercheurs à encadrer des étudiants est nécessaire.
Notons qu’à l’inverse, le système souffre sans doute aussi de ne pas savoir identifier très tôt les meilleurs étudiants. Une solution serait peut-être d’adapter à l’Université le principe de l’Ecole de l’INSERM, programme mis en place pour identifier très tôt des étudiants en Médecine voulant s’impliquer dans la recherche biomédicale.
Bref, pour réformer le système français, il ne faudra pas "bêtement" copier un modèle extrêmement pervers et cynique, mais plutôt en garder ses plus grands et indiscutables avantages qui sont : (1), la possibilité qui est donnée d’acquérir une autonomie financière pour créer son propre laboratoire dès que l’on obtient un poste universitaire "junior" qui autorise les demandes de financement au NIH ; (2) la possibilité d’avoir plusieurs idées !!, c’est à dire de pouvoir demander un financement nouveau pour un projet émergeant dans un laboratoire même petit (on budgétise le nouveau personnel nécessaire pour faire face à l’élargissement thématique), et surtout, (3) la prise de conscience par le gouvernement fédéral de la nécessité d’injecter des sommes considérables pour recruter les meilleurs chercheurs et permettre une recherche performante et créatrice de richesse économique. Il faudra aussi prendre garde de ne pas détruire les avantages spécifiques à notre système actuel, notamment le fait que le statut de permanent permet la prise de risque, un paramètre de moins en moins toléré par les instances d’évaluation actuelles, la rentabilité à court terme prenant presque systématiquement le dessus, annihilant ainsi l’avantage supposé de notre système.
Tout cela devra s’accompagner d’une estimation précise des besoins de formation de jeunes chercheurs, afin que le système, même réformé, puisse fonctionner sur un équilibre offre/demande (d’emploi) sain, et ne soit pas perpétuellement confronté à l’abomination qui consiste à ne pouvoir absorber une masse beaucoup trop importante d’excellents jeunes chercheurs dont le seul tort aura été de persévérer dans leur travail malgré des perspectives d’emploi forcément limitées.
Alain Mauviel, Directeur de Recherche INSERM, Hôpital Saint-Louis