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GEL DE CRÉDITS, AMBITIONS EN BERNE

Les atouts méprisés de la recherche française

[Le Monde diplomatique, mai 2003.->http://www.monde-diplomatique.fr/2003/05/JOLIOT/10134 ]

Par Pierre Joliot, le 10 juin 2003

Personne, dans la communauté des chercheurs français, ne s’attendait à recevoir une telle gifle. Alors que le chef de l’Etat avait réaffirmé l’objectif d’un accroissement de 50 % du potentiel de recherche français à l’horizon 2010, son gouvernement, arguant des difficultés économiques, annulait des lignes de crédit déjà engagées, réduisait les recrutements et limitait drastiquement les financements. Dans le but, manifeste, de s’attaquer aux structures mêmes d’une recherche jugée trop incontrôlable.

Les mesures de restrictions du budget de la recherche que le gouvernement français a annoncées en décembre 2002 ont provoqué un mouvement de protestation sans précédent des chercheurs et des enseignants. Pour nombre d’entre eux, cette politique risque d’entraîner un déclin irréversible. En réponse à ces protestations, le gouvernement s’est engagé à attribuer aux établissements publics de recherche des crédits au moins égaux à ceux qui avaient été distribués en 2002. Toutefois, ce nouveau budget reconduit les importantes annulations de crédits effectuées en 2002. Il se traduit par une diminution des crédits de paiement de l’ordre de 30 %. Plus grave encore, le taux de recrutement des chercheurs baisse également de plus de 30 % par rapport à l’année précédente, laissant au bord du chemin de nombreux jeunes dont l’intégration professionnelle va devenir aléatoire.

Le citoyen, qui, par ses impôts, alimente le budget de la recherche publique, est en droit de se demander si ce mouvement de protestation traduit simplement le réflexe de défense corporatiste d’une communauté menacée, ou si la recherche représente réellement un enjeu déterminant pour l’avenir de notre pays. Lors de la dernière campagne présidentielle, les candidats RPR et socialiste, MM. Jacques Chirac et Lionel Jospin, avaient tous deux prononcé un vibrant plaidoyer en faveur du développement de la recherche - présentant celle-ci comme un élément moteur pour sortir de la crise économique. Prenant acte de la faiblesse du soutien accordé à la recherche en Europe, et tout particulièrement en France, ces candidats s’étaient engagés, l’un comme l’autre, à porter d’ici à 2010 l’effort de recherche à 3 % du produit intérieur brut (contre 2,17 % en 1999), condition indispensable pour que la recherche française retrouve sa place au sein des grands pays industrialisés - notamment les Etats-Unis et le Japon.

Les politiques menées par les gouvernements de droite sont certes rarement favorables à la recherche. En témoigne l’abandon par la ministre déléguée à la recherche et aux nouvelles technologies, Mme Claudie Haigneré, d’un certain nombre d’engagements pris par le gouvernement précédent, en particulier sur le recrutement de jeunes chercheurs. La science serait-elle, dès lors, plutôt de gauche que de droite ? Le gouvernement de Front populaire de Léon Blum a été le premier à manifester concrètement son intérêt pour la recherche en créant un secrétariat d’Etat qui avait été confié à Irène Joliot-Curie, puis à Jean Perrin, fondateur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Mais, rompant avec une tradition de la droite française, c’est le général de Gaulle qui mena une politique volontariste de promotion de la recherche, aussi bien fondamentale qu’appliquée.

Le général de Gaulle s’appuyait sur les travaux du colloque de Caen lancé, en 1956, par le gouvernement de Pierre Mendès France pour mettre en place un dispositif gouvernemental de soutien à la recherche - ce fut la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST), un outil d’une remarquable efficacité que tous les chercheurs de ma génération évoquent avec nostalgie.

Espaces de liberté

Malheureusement, l’exemple donné par le général de Gaulle ne semble pas avoir été suivi par ceux-là mêmes qui se présentent comme ses héritiers. Lors d’une table ronde précédant la dernière élection présidentielle, à laquelle participaient des représentants qualifiés de tous les grands partis, j’avais émis des doutes sur la priorité qu’un éventuel gouvernement de droite attribuerait à la recherche. Cette déclaration avait provoqué des protestations indignées. Mon souhait le plus vif est de m’être trompé. En effet, une politique de la recherche ne peut être conçue que dans le long terme et ne doit pas être soumise aux aléas associés aux alternances du pouvoir.

On peut se demander si la politique actuelle n’exprime pas un rejet des structures de la recherche française, qui se singularisent par l’existence de grands organismes tels que le CNRS, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Ce sont en effet ces organismes qui sont frappés le plus durement par les mesures envisagées. Dès 1986, plusieurs universitaires et personnalités politiques, réunis sous l’égide de l’Union nationale interuniversitaire (UNI, syndicat universitaire proche du RPR), proposaient la suppression pure et simple des grands organismes et le transfert de leurs compétences aux universités. Il faut rendre hommage à M. Alain Devaquet, alors ministre de la recherche du gouvernement Chirac, qui s’est battu avec courage pour éviter le pire. De telles analyses ne sont d’ailleurs pas l’apanage de la droite. M. Claude Allègre, l’ancien ministre de la recherche du gouvernement Jospin, avait engagé, sans plus de succès, des réformes certes moins drastiques, mais qui tendaient, à terme, à cantonner les grands organismes dans le rôle d’agences de moyens.

Examinons donc les critiques qui peuvent justifier l’hostilité souvent manifestée à l’égard des grandes institutions de recherche, et en particulier du CNRS, un organisme qui a la particularité, probablement unique au monde, d’associer dans son « comité national », véritable parlement de la recherche scientifique, ses chercheurs, enseignants et personnels techniques, ainsi que des personnalités nommées.

Les structures de la recherche française sont tout d’abord accusées d’être inefficaces. Une telle affirmation ne résiste pas à l’analyse, même si l’on se fonde sur des indicateurs quantitatifs (fort contestables) tels que le nombre de publications : si la productivité de la recherche publique mérite d’être améliorée, elle reste par exemple comparable à celle de l’Allemagne. Ces structures sont accusées d’être trop « bureaucratiques ». Il s’agit là d’une critique plus fondée, même si les dérives bureaucratiques ne sont l’apanage ni du CNRS ni du système français. Dans ce domaine, le pouvoir de nuisance de la bureaucratie européenne reste encore inégalé. De plus, les pires brimades administratives subies par les chercheurs au cours de ces dernières années furent imposées, précisément, par le ministère de l’économie, à travers une réglementation rigide des marchés publics. Bien que récemment assouplie, cette réglementation reste encore d’une complexité redoutable.

On reproche aussi au CNRS de ne pas assurer efficacement le transfert des connaissances fondamentales vers les applications. Mais ce transfert ne peut être décrété par les seuls responsables de la recherche publique ! L’insuffisance - flagrante - de la recherche française dans ce domaine se situe plutôt du côté des entreprises privées, qui consacrent à la recherche et au développement un budget largement inférieur à celui de leurs concurrentes étrangères - un manque d’intérêt qu’explique en partie la spécificité française du recrutement prioritaire d’ingénieurs issus de grandes écoles et sans formation à la recherche. Or un transfert efficace suppose le mélange de deux cultures, qui ne se réalisera que par l’intégration au sein des entreprises de chercheurs disposant d’une réelle formation dans le domaine de la science fondamentale. La recherche publique remplirait alors pleinement l’une de ses missions essentielles : la formation à la recherche, assurant ainsi un débouché aux thésards qui ne désirent pas s’intégrer dans la recherche publique. Une telle politique améliorerait aussi la compétitivité des entreprises privées.

Indépendamment de la formation à la recherche, la mission fondamentale de la recherche publique doit avant tout rester la création de connaissance. S’agit-il, en période de crise économique, d’un luxe ? Il est facile de démontrer que la plupart des percées technologiques se sont appuyées sur des découvertes dont l’objet n’était que le progrès des connaissances, et dont on ne pouvait aucunement soupçonner les possibilités d’application [1]. Les Etats-Unis, pourtant champions du libéralisme, ne s’y trompent pas : ils attribuent à de grandes agences gouvernementales des crédits essentiellement destinés au soutien de la recherche fondamentale, et dont le volume est en croissance continue. La différence toujours croissante entre le financement de la recherche aux Etats-Unis et en France risque, à terme, de transformer en réalité le déclin que l’on reproche actuellement à la recherche française.

Les découvertes, comme d’ailleurs les avancées technologiques à long terme, sont par essence imprévisibles. Elles ne peuvent être programmées, ce qui est insupportable pour les décideurs. Mais la recherche fondamentale est une activité dont la rentabilité ne s’exprime qu’à beaucoup plus long terme que la recherche appliquée. Pour cette raison, elle ne peut s’adapter aux fluctuations incessantes de financement, et surtout de recrutement, à laquelle elle est soumise.

Pour être créatif, un chercheur doit disposer d’un espace de liberté suffisant, et en particulier du droit à l’erreur, s’il ne veut pas se contenter de confirmer d’une manière répétitive les dogmes dominants du moment. C’est dans ce domaine que les spécificités de la recherche française ont un rôle à jouer. Implicitement, on reproche à la recherche française de ne pas se conformer au modèle dominant, à savoir celui des Etats-Unis. Il ne s’agit pas de discuter des avantages et inconvénients respectifs de deux systèmes qui se situent dans des environnements sociologiques profondément distincts, mais de plaider pour le droit à la différence. Car une diversité de structures d’organisation se traduit par des pratiques différentes de la science, source d’enrichissement réciproque.

De quels atouts dispose la recherche française ? Son dispositif se caractérise par le grand nombre d’emplois permanents attribués à des chercheurs et à des enseignants. Bénéficiant ainsi d’un environnement protégé, les chercheurs sont particulièrement bien placés pour aborder des sujets à risque en dehors des sentiers battus. Encore faudrait-il adapter et repenser nos méthodes d’évaluation, en rejetant les critères d’ordre quantitatif. Le nombre de publications, et surtout leur indice d’impact - ce « score », réévalué chaque année, qu’on attribue aux revues scientifiques en fonction du nombre moyen de citations d’un article publié chez elles -, ces critères agglutinent les chercheurs autour de quelques sujets à la mode. En l’absence d’une véritable réflexion sur l’évaluation, nous risquons d’évoluer vers un système hybride cumulant les défauts de structures trop compétitives et trop protégées. Assumons donc pleinement notre exception culturelle en tirant le meilleur parti d’une structure originale d’organisation de la recherche !

[1] Lire notamment Philippe Demenet, « Ces profiteurs du sida », et John Sulston, « Le génome humain sauvé de la spéculation », Le Monde diplomatique, respectivement février et décembre 2002.