AVEC LES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
Contribution de directeurs de Centres et d’enseignants-chercheurs de l’EHESS au débat sur la recherche scientifique en France
le 3 avril 2004
Le débat sur la recherche scientifique, lancé il y a quelques semaines en France, concerne l’avenir de toutes les sciences, y compris les sciences de l’homme et de la société (SHS) qui se sont insuffisamment mobilisées jusqu’à présent : histoire, linguistique, sociologie, psychologie, anthropologie, archéologie, sciences cognitives, économie, philosophie, histoire des sciences, histoire de l’art, histoire de la littérature, droit, etc. Il est vrai que les conditions d’exercice des sciences dites " dures " et des SHS sont souvent différentes, du fait notamment que la part de la recherche universitaire dans ces dernières est proportionnellement plus importante que celle qui revient aux grands organismes, en premier lieu le CNRS. Certes, un département sur les huit que compte le CNRS est réservé aux Sciences de l’homme et de la société, mais les laboratoires propres du CNRS sont dans ce secteur plus rares, la plupart des unités de recherche étant associées à d’autres établissements. Quoi qu’il en soit, les difficultés que rencontrent de très nombreux chercheurs des SHS rattachés au CNRS, aux universités, aux grands établissements d’enseignement supérieur, aux écoles normales supérieures ne sont pas moindres que dans les autres domaines et nombreux sont les directeurs de centre de recherche SHS qui, à l’instar de leurs collègues physiciens ou biologistes, viennent, en signe de protestation et de solidarité, de démissionner de leurs fonctions administratives.
La présente contribution au débat qui s’amorce après l’événement sans précédent que constituent ces démissions massives souhaite attirer l’attention tout à la fois sur le lien indissociable entre les sciences de l’homme et de la société et les autres sciences, et sur les problèmes particuliers qui se posent dans les SHS. Enseignants-chercheurs de l’EHESS, familiers de l’interdisciplinarité et des réseaux internationaux de recherche, nous pensons bénéficier d’un bon observatoire et d’une expérience suffisante pour dire que le progrès scientifique ne se divise pas et qu’on ne peut réfléchir à l’avenir scientifique de notre pays en faisant l’impasse sur les SHS, leur rôle dans la compréhension de notre société et du devenir du monde, dans l’interrogation urgente sur la crise des identités individuelles et collectives, ainsi que dans la réflexion critique sur le développement scientifique et technologique lui-même : ce dernier trait place les SHS au cœur du dispositif scientifique tout entier, puisqu’elles élaborent des savoirs critiques qui concernent chacun d’entre nous et dans lesquels chacun de nos " débats de société " puise abondamment. Que serait notre société si elle ne disposait pas de la mémoire et des repères que les sciences de l’homme et de la société s’efforcent de préciser jour après jour, dans un constant souci du renouvellement des objets, des questionnements et des méthodes ? Non seulement le développement des SHS est, tout comme celui des sciences dites " dures ", indispensable à un grand pays moderne tourné vers l’avenir, mais nous tenons à dire notre conviction que le renforcement des unes ne va pas sans l’essor des autres, et inversement que l’affaiblissement d’un des maillons de la chaîne des savoirs ne peut que mettre gravement en péril la cohérence de tout le projet scientifique national ou international.
Les chercheurs des SHS sont habitués depuis longtemps à la pénurie, qu’il s’agisse des budgets de recherche, des postes de jeunes chercheurs ou encore des équipements lourds : par exemple, ne dénonce-t-on pas depuis des décennies ce qui apparaît malheureusement comme une des grandes particularités françaises, la misère des bibliothèques universitaires, alors que celles-ci sont pour nous l’équivalent des grands instruments indispensables aux sciences de la vie ? D’autres dépenses - celles qui concernent par exemple les fouilles archéologiques ou les enquêtes de terrain des anthropologues - ont besoin de financements relativement importants, bien que sans commune mesure avec ceux des sciences expérimentales. Les coupes budgétaires et le tarissement soudain des recrutements peuvent avoir, ici aussi, de graves conséquences : dans les secteurs de l’anthropologie sociale, de la psychologie, de l’éthologie, on ne peut faire le dos rond plus de six mois, surtout si l’on est un jeune chercheur. D’autant qu’en ces domaines comme en d’autres, les instances internationales d’évaluation sont fortes : celles des revues, des colloques internationaux, qui imposent un rythme de plus en plus rapide à la circulation des idées et à la publication des découvertes. Ne peuvent résister que les équipes sachant combiner les financements à long terme et les contrats de plus courte durée, mais le sous-encadrement administratif des laboratoires fait de la course aux contrats et de leur gestion une tâche écrasante pour les chercheurs.
Certaines disciplines des SHS ont adopté des langues de travail, des modes d’évaluation et de citation, des protocoles de formalisation, des rythmes d’intervention dans le débat public qui sont marqués par de fortes disparités. Le risque de voir les clivages essentiels traverser désormais l’ensemble formé par les SHS (plutôt que celui, bien connu, de les séparer en bloc des sciences dures) est réel. La réactivité des équipes aux appels d’offres et à la contractualisation de la recherche est déterminée par de (jeunes) traditions disciplinaires. Rien ne serait plus dommageable que de laisser s’installer durablement une frontière entre sciences humaines stigmatisées et sciences humaines encouragées. Ou entre des façons de faire jugées archaïques et d’autres réputées modernes. En réalité, la richesse du travail interdisciplinaire en SHS découle d’une triple exigence : réflexivité sur les méthodes et l’histoire des disciplines ; production contrôlée des matériaux empiriques, selon les modes complémentaires de l’érudition, de l’investissement sur le terrain, de l’expérimentation et de la formalisation des données ; maîtrise des canaux de communication et d’échanges scientifiques à l’échelle internationale. Or la conduite de cette triple démarche n’est plus possible aujourd’hui dans les conditions ordinaires faites aux chercheurs en SHS. A quoi sert-il de monter en épingle les pratiques scientifiques les plus à même de donner l’illusion d’une visibilité internationale, si dans le même temps leur est refusé le temps de la réflexion et de la production des données, ainsi que les moyens humains, logistiques, documentaires qui les rendraient possibles ? A l’heure où la physique, la chimie, la biologie sont conjointement mobilisées par la programmation interdisciplinaire des grands organismes et des universités, il serait inadmissible de voir l’ensemble formé par les SHS éclater en cellules autistes les unes à l’égard des autres. Pour les SHS aussi, au contraire, la réforme nécessaire des institutions savantes doit être fondée sur le maintien et le renforcement de l’interdisciplinarité.
Plus encore que celles des financements, bien qu’elle lui soit étroitement liée, la question cruciale est aujourd’hui celle du recrutement des jeunes chercheurs, gage du renouvellement intellectuel de nos disciplines. Elle se pose dès les études doctorales, menées le plus souvent dans des conditions matérielles dont on imagine mal les difficultés. Cela tient en premier lieu à la rareté des allocations de recherche, dont le nombre n’a cessé de baisser ces dernières années : même si le Ministère accepte finalement de " rendre " 300 allocations de recherche dont il avait annoncé la suppression et de revenir au chiffre déjà insuffisant de l’année dernière (3300), un grand établissement comme l’EHESS, où 1500 étudiants sont inscrits chaque année en thèse, ne pourra espérer attribuer au mieux qu’une trentaine d’allocations. L’achèvement de la thèse - au terme d’un parcours d’obstacles qui se solde par de trop nombreux abandons - ne signifie pas la fin des difficultés, bien au contraire : les postes, tant au CNRS que dans les universités se font tous les ans plus rares. Il y a dix ans encore, la France attirait de jeunes chercheurs italiens, belges, allemands, suisses, etc. qui entraient dans une saine concurrence avec leurs homologues français et pouvaient trouver chez nous un poste enviable de maître de conférences ou de chercheur au CNRS. Aujourd’hui, le mouvement inverse ne cesse de s’amplifier : la " fuite des cerveaux ", en particulier vers les USA, existe bel et bien dans nos disciplines aussi. C’est qu’il devient impossible de retenir les étudiants dont nous avons besoin pour poursuivre l’effort de recherche et " rentabiliser " leur formation. Or celle-ci est souvent longue, plus longue même que dans le cas des autres sciences : on le voit par exemple pour les Aires culturelles où l’apprentissage de langues " exotiques " et la familiarisation avec des terrains difficiles prennent de sept à neuf ans, avant que le chercheur ne parvienne au niveau de compétence requis sur le plan international. Pour donner un aperçu de la situation, citons par exemple la Section 20 du CNU (Anthropologie) qui a eu en quatre ans à examiner un millier de dossiers de candidatures et en a qualifié moins de la moitié pour… dix postes disponibles seulement. La situation n’est pas meilleure au CNRS, où par exemple se présentent cette année en Section 33 du Comité national (Mondes modernes) 150 candidats pour quatre postes à pourvoir. Le gâchis est immense pour tous ces jeunes dont les espoirs intellectuels légitimes sont brisés après des années de travail acharné, pour la Nation qui a misé sur eux et consenti des efforts non négligeables, enfin pour la science, quand tant de travaux engagés sont simplement abandonnés et voués à l’oubli. A cet égard, il faut déplorer qu’en France les thèses de doctorat ne soient que rarement publiées faute de structures éditoriales adaptées, qui existent au contraire dans d’autres pays comme l’Allemagne ou les Etats-Unis. Ce n’est pas la qualité du travail qui est en cause, mais bien la situation faite aux personnes et la diffusion de leurs découvertes.
Pour bien comprendre l’enjeu de cette déperdition du savoir et des énergies, il faut souligner que l’acquisition des connaissances présente, en SHS, un fort caractère cumulatif ; qu’on prenne l’exemple de l’histoire ou de l’anthropologie, c’est toute la mémoire de la discipline qu’un jeune chercheur doit acquérir avant d’engager une nouvelle recherche ; en ces domaines, des publications même anciennes de cinquante ou cent ans peuvent conserver de la valeur, ce qui est bien plus rare dans les sciences de la nature. C’est ce qui explique la nécessité de bibliothèques de recherche dignes de ce nom, non seulement richement dotées, mais organisées pour les chercheurs, en leur offrant un rangement thématique des livres et un accès direct aux rayonnages : cela est malheureusement une rareté en France, alors que c’est une règle absolue aux USA !
La caractère cumulatif du savoir en SHS explique aussi que les recherches en ces domaines demandent du temps et une stabilité professionnelle suffisante des chercheurs. On ne vient pas à bout de telles recherches en additionnant des contrats précaires ! Contrairement à des critiques faciles et peu au fait des réalités de la vie scientifique, le principe d’un emploi stable n’est pas incompatible avec l’innovation scientifique, qui réclame plutôt une mobilité des fonctions, une circulation des hommes et des idées, ce qui est tout autre chose. La plupart des pays l’ont bien compris, qui offrent aux enseignants-chercheurs des congés sabbatiques leur permettant d’aller sur leur terrain, de compléter leur information, de rédiger un livre, de séjourner dans une université ou un centre de recherche à l’étranger, de se former à de nouvelles méthodes ou théories, de renouveler ses orientations de recherche. On ne peut demander aux jeunes chercheurs d’accepter une plus grande souplesse des parcours, associée à plus de mobilité, à des périodes probatoires et à un processus de sélection par étapes, tout en fermant en même temps la porte à des recrutements sur emploi stable et à des perspectives de carrière satisfaisantes. L’un ne va pas sans l’autre. Créer des CDD et des bourses " post-doc " sans affirmer la nécessité d’un cadre consolidé offrant des débouchés durables jette le doute sur la démarche et bloque toute initiative de réforme. La mobilité, tant au niveau des jeunes chercheurs qu’à celui des chercheurs et universitaires confirmés, est une condition indispensable au progrès scientifique. Encore faut-il que cette mobilité puisse s’effectuer sur des bases statutaires claires, prévoyant des allers et retours, des délégations et détachements de durée variable, des séjours à l’étranger, des congés sabbatiques et des participations à des activités de formation - et que, last but not least, elle soit véritablement valorisée tant pour l’entrée dans la carrière que pour son déroulement.
Une chose est sûre : une réforme bien comprise de la recherche scientifique ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur l’organisation et les finalités de l’université. Du reste, la plupart des laboratoires de recherche de qualité ont le statut d’unités mixtes de recherche, dépendant à la fois du CNRS et de ses partenaires universitaires. Et les universités ont donné ces dernières années des preuves de leur dynamisme en la matière : l’une des innovations les plus intéressantes a été la création d’Ecoles doctorales (à l’image des Graduiertenkolleg des universités allemandes, à ceci prés - et la différence est essentielle - que les étudiants qui travaillent dans ces derniers sont tous boursiers), qui ont permis de réunir les doctorants travaillant sur les mêmes sujets, de soutenir financièrement leurs projets individuels et collectifs, de les aider à participer à des colloques à l’étranger, etc. Ce qui manque, redisons-le, ce sont des allocations de recherche en nombre suffisant pour permettre à ces jeunes talents de donner toute leur mesure. Une autre innovation encourageante a consisté dans l’établissement de directions de thèses en co-tutelle entre des universités françaises et étrangères. Ces exemples montrent qu’une évolution des structures est possible, sans passage en force qui déstabilise tout un milieu qui n’a pas démérité, bien au contraire, et qui contribue au premier chef à l’avenir d’un pays comme le nôtre.
L’Europe de la science doit être à l’horizon de toute volonté de réforme. Les collaborations internationales, la mobilité des étudiants, des chercheurs, des enseignants, la mise en commun des acquis et la confrontation des traditions scientifiques nationales sont déjà, en quelques années, devenues choses communes. Le danger serait de tout attendre de l’Europe, en particulier en matière de financement de la recherche. Il ne faut pas que l’Etat, en France, se dégage des ses responsabilités traditionnelles en comptant sur Bruxelles pour prendre la relève. Au niveau de la Communauté européenne, les procédures sont devenues trop lourdes, opaques et souvent peu adaptées aux objectifs et à l’échelle des moyens requis par la recherche en sciences humaines et sociales. Il faut que de telles procédures évoluent au bénéfice de la recherche fondamentale qui constitue le cœur des SHS, que la voix des scientifiques eux-mêmes couvre celle des " experts " qui semblent n’avoir bien souvent qu’une conception utilitariste et technicienne de la science. C’est aussi le rôle d’un gouvernement national de faire évoluer dans le bon sens, celui du savoir, les institutions communautaires.
Le cadre européen et plus largement international est aussi la réponse de plus en plus incontournable à la question de l’évaluation scientifique : celle-ci doit être indépendante, transparente, interdisciplinaire et internationale. L’expérience montre à quel point il est difficile de réaliser simultanément ces quatre objectifs. On ne dira jamais assez que l’avantage trop souvent donné aux " candidats locaux " peut assez vite sceller le dépérissement intellectuel d’une institution d’enseignement supérieur et de recherche. Le remède est aisé : il passe par l’obligation de l’ouverture la plus large des commissions locales de recrutement et l’interdiction des recrutements endogènes. Par ailleurs, l’incitation forte donnée aujourd’hui aux scientifiques, SHS comprises, de réaliser un travail interdisciplinaire est souhaitable et correspond dans bien des secteurs (histoire, anthropologie, psychologie, etc.) à des pratiques effectives depuis plusieurs décennies. Mais ni les structures de la recherche et de la formation, ni les axes ordonnateurs des grands organismes (ceux du CNRS en l’occurrence), ni les financements de base et les carrières des chercheurs, ne se soumettent vraiment à ce genre d’incitations.
On ne niera donc pas qu’il y ait des progrès à accomplir dans l’organisation de la recherche, en SHS comme ailleurs. Mais aucun des problèmes soulevé ne justifie l’étranglement auquel les décisions récentes nous condamnent et dont les conséquences sont néfastes pour toute la collectivité. Faut-il rappeler le lien étroit entre recherche et enseignement, qui nous fait un devoir - à nous mais aussi aux responsables politiques - de veiller à la diffusion des savoirs à travers l’université et l’école, l’édition et les médias ? L’évolution de notre société rend aujourd’hui plus nécessaire que jamais l’existence d’un secteur de recherche désintéressée et autonome sur les sociétés : la réalisation accélérée de compilations en réseaux sur tous les fronts des savoirs concernant les sociétés humaines rend vitale la possibilité pour tout citoyen de s’appuyer sur des connaissances de première main, élaborées sur une durée suffisante, contrôlées et évaluées comme telles par une communauté scientifique sans frontière. Faut-il redire que les sciences de l’homme et de la société n’ont, au bout du compte, pas d’autre but que l’élévation de la conscience citoyenne ? Faut-il, plus prosaïquement, rappeler l’engouement du public pour nombre de ces travaux - dans le domaine de l’archéologie par exemple -, souligner le rayonnement national et international de nombreux chercheurs - qu’on peut mesurer en nombre d’ouvrages publiés, traduits, exportés - , le prestige des intellectuels français, la part non négligeable revenant aux sciences de l’homme et de la société dans le renom de notre culture et la diffusion de notre langue ?
Pour commentaires : Frédéric Joulian (EHESS) Frederic.Joulian@ehess.fr