Emploi et carrière en SHS. Quelques Propositions.
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, le 2 mai 2004L’emploi scientifique et la carrière de chercheur en SHS
Comme l’a si bien dit le rapport « Du Nerf ! » (Kourislky, Jacob, Lehn et Lions) « …le milieu des chercheurs est devenu un monde d’individus trop souvent sous-payés, pas toujours correctement évalués, où l’on est promu tard même lorsqu’on est brillant tôt, et où le suivi des carrières -en raison de l’excessive centralisation-est très insuffisant. » Cela n’est que trop vrai pour la recherche en sciences humaines. Il est devenu urgent de repenser la carrière de chercheur, de redéfinir l’emploi scientifique, et de situer cela dans une structure viable, efficace, adaptée.
Idéalement, comment se déroule la carrière d’un chercheur ? Il fait des études, choisit une voie, y fait ses premières armes, principalement par la préparation et la défense d’un mémoire doctoral. Il entre ensuite dans ce qui est maintenant un désert dont on ne sait pas s’il sortira vivant (les années de post-doc). Il intègre ensuite un EPST ou autre, acquiert un statut stable. Il continue ses recherches, est promu en conséquence et arrive à la retraite. Au cours de ses années de travail il a consacré du temps à diverses autres tâches, dont l’enseignement, la formation, la diffusion de l’information, des tâches administratives, l’organisation de colloques, la direction d’équipes, l’édition, etc. etc. Tout cela l’air simple mais pose en fait des problèmes nombreux que l’organisation actuelle de la profession, que la situation présente de l’emploi et que l’absence de gestion de carrière laissent sans solution. Je propose de regarder les choses en partant de l’amont (le doctorat) jusqu’à l’aval (la retraite).
Entrée dans la profession, le doctorat
La carrière de chercheur ne commence pas brusquement le jour où le candidat est intégré au CNRS comme chargé de recherche ou à la Fac comme maître de conférences. La carrière de chercheur commence pendant les années de doctorat. Celles-ci sont bien entendu déterminantes pour la formation du chercheur et la suite de sa carrière. Dans la situation actuelle il se passe la chose suivante : 1°) les étudiants qui ont un DEA et qui souhaitent faire un doctorat sont plus ou moins automatiquement admis à le faire et à la massification de l’université correspond donc la massification des études doctorales ; 2°) les jurys de thèse tendent à accorder automatiquement, à l’issue d’une soutenance, le mention la plus élevée. Voici donc que se présente au portillon du CNRS et des autres établissements une foule de docteurs tous récompensés de la mention « très honorable avec félicitations du jury à l’unanimité ». Mais le portillon du CNRS est étroit. Il n’y a guère plus d’une ou deux entrées possibles pour 50 nouveaux docteurs (chiffres à vérifier pour les différentes disciplines). Il est donc important de réformer les habitudes concernant l’entrée et la sortie des études doctorales, car à ce niveau il faut pouvoir commencer à établir des échelles et des sélections. Il est indispensable en effet de reconnaître la thèse comme la première étape du parcours de chercheur et d’en tirer les conséquences logiques. L’une d’elles est d’établir un barème strictement respecté de notation du mémoire doctoral et de ne pas attribuer automatiquement la meilleure mention à toutes les thèses . L’évaluation commence là, on ne peut pas s’y soustraire. Mais il faut aussi tenir compte des travaux ultérieurs du post-doc si celui-ci poursuit des recherches et publie, et ne pas considérer le rapport du jury de thèse comme un jugement définitif et irrévocable. Si l’entrée au CNRS ou ailleurs ne se fait pas tout de suite, comme ça paraît normal, le jeune chercheur doctorisé devient post-doc avec un statut de chercheur. Si la thèse fonctionne vraiment comme diplôme de passage et acte de reconnaissance de la qualité de chercheur, en étant attribuée sélectivement, alors le post-doc est reconnu comme chercheur et en tant que tel on lui accorde une rémunération, avec un contrat qui ne devrait pas excéder trois ans, mais qui doit aboutir, si tout se déroule normalement, sur un emploi stable. Cette période doit être vue comme un sas d’accès à un établissement de recherche ou d’enseignement. Si, à l’issue de cette période la vocation de chercheur est confirmée et l’adaptation au métier, au milieu, est réussie, alors on passe à une titularisation et à un statut stable.
Le contrat de recherche
Vu la situation française qu’on ne changera pas de si tôt pour un ensemble de raisons, il y a un choix : recherche ou enseignement. Nous savons bien qu’une carrière de recherche comprend des obligations diverses déjà énumérées partiellement. Parmi ces obligations, deux me paraissent prioritaires pour des raisons que je vais réexpliquer parce qu’à mon avis elles ne sont pas bien comprises. Disons pour commencer qu’il y a des activités de service qui ne sont pas vraiment des activités de recherche : la gestion financière, l’organisation de colloques, etc. Il existe d’autre part des activités qui sont à tort conçues comme purement de service ou administratives mais qui ont une fonction scientifique, à savoir l’évaluation et l’enseignement. Et cette fonction elles l’ont pour le chercheur lui-même. J’ai déjà dit combien l’évaluation scientifique des travaux des autres chercheurs est un travail conceptuel, productif de connaissances et indispensable au développement intellectuel du chercheur lui-même. Pour ce qui est de l’enseignement il en va en partie de même. L’enseignement de DEUG ou de licence (qui n’a rien à voir avec ce qu’on fait dans un séminaire doctoral) est l’occasion pour le chercheur de faire ce qu’il ne fait pas habituellement et qui est pourtant indispensable, à savoir réexaminer les bases de sa discipline et élargir ses connaissances générales. Je suggère donc d’envisager l’hypothèse suivante. A un chercheur nouvellement recruté on proposerait un contrat dans lequel serait défini -en fonction aussi de ses goûts, des ses talents particuliers-un « menu » en partie au moins révisable, mais dans lequel les obligations composant sa carrière seraient précisées. Ce serait un contrat de « chercheur-enseignant », avec plus de recherches que d’enseignement, mais tant de temps consacré obligatoirement à l’enseignement et tant de temps consacré obligatoirement à l’évaluation. Et aussi, peut-être, tant de temps consacré à telles autres tâches de service, d’encadrement, de gestion, d’édition, etc. Ainsi est déjà posée la base d’une gestion de la carrière du chercheur, de son suivi, de son accompagnement. Peut-on en effet rêver qu’au vide intersidéral qu’est le non-encadrement, la non-gestion des ressources humaines qui est la règle au CNRS, on puisse substituer un système de suivi des carrières, d’encadrement intelligent ? Accompagner le chercheur dans son parcours, en l’encourageant, ou en le conseillant dans des périodes difficiles ? en le récompensant pour des activités bien menées ? Un CNRS à visage humain ? Utopique ?
L’emploi scientifique : avancement, rémunération
De la revalorisation du salaire de chercheur -variable notons-le, et dans des proportions scandaleuses, car les chercheurs de l’IRD par exemple bénéficient de rémunérations et avantages exceptionnellement élevés lorsqu’il sont en poste à l’étranger-il n’y a rien à dire de plus que ce que les divers rapports (Du Nerf, Avis du CES, etc.) ont déjà dit : qu’il faut le revaloriser, que pour le CNRS il stagne à des niveaux très inférieurs à ceux des autres pays d’Europe et que pour rendre la carrière de chercheur attractive pour les plus jeunes il faut tout de même considérer que l’on ne peut leur proposer que l’indigence et la pénurie. Certes les chercheurs font un choix de vie et en optant pour la science et la recherche ils ne font pas le choix d’un métier d’argent ou de pouvoir. Cela ne veut pas dire qu’au terme de très longues études ils doivent être payés moins qu’un plombier. La stabilité de l’emploi que l’on a opposé comme argument (on gagne peu mais on est sûr de gagner) ne tient pas. La stabilité de l’emploi, je crois, est bonne, elle doit être conservée et le statut de fonctionnaire accordé aux chercheurs des EPST est en fin de compte -vu comme une protection et un gage de paix de l’esprit-une bonne chose. « Etre chercheur à vie » ne pose pas de problème si l’on gère une carrière de chercheur correctement et puisque aussi bien les chercheurs font beaucoup d’autres choses très utiles en plus de la recherche « pure ». Je me demande si dans ces questions de revalorisation du métier et de l’augmentation de la rémunération, on ne pourrait introduire une idée qu’il faudrait développer et préciser, celle d’une modularité importante du soutien en fonction du travail et du mérite. On pourrait songer à des mesures qui accorderaient des primes et des « bonus » aux chercheurs plus actifs, plus productifs. On imagine les dérives possibles d’une telle compétition et la mauvaise influence que pourrait avoir cette « course à la prime », mais je crois qu’il faut y réfléchir. Mais on retombe de toute façon sur deux aspects centraux pour la carrière, l’avancement et l’évaluation. L’avancement, on l’a assez dit maintenant, doit être fait au mérite plus qu’à la seule ancienneté. Mais le mérite comment le mesurer ?
L’évaluation et le suivi
Dans une analyse précédente (Lettre de l’APRAS N° 35) je parlais de l’évaluation et de son rôle névralgique. L’évaluation c’est quoi ? C’est un peu ce qu’un tableau de bord est à une automobile. Comment conduire si on ne sait pas à quelle vitesse on va, s’il reste du carburant, ou s’il y a assez d’huile dans le moteur ? Il faut des instruments de mesure qui indiquent l’état de fonctionnement de chaque partie de la machine, sinon on coule une bielle. Or quelles sont les parties essentielles de la machine ? Les chercheurs. Lorsqu’on laïcisera l’Eglise de laboratologie (alias Département SHS) et qu’on remettra le chercheur à la place centrale qu’il doit avoir, qu’on mettra au centre des préoccupations l’œuvre individuelle et celle de petites équipes très soudées (et non pas ces machins nuisibles que sont les « labos » -voir mon texte « Pourquoi des labos ? ») il faudra aussi que les sections fassent leur travail qui est d’évaluer les chercheurs. Il faudra par exemple, et cela de façon totalement obligatoire, que les évaluateurs (au nombre de deux par chercheur et avec recours possible à des évaluateurs étrangers) étudient attentivement les TRAVAUX (pas les RAPPORTS ADMINISTRATIFS) des chercheurs. J’ai déjà dit à quel point cette activité était fondamentale, pour le chercheur évalué, pour l’évaluateur lui-même et pour l’institution dans son ensemble. On pourrait ainsi suggérer un comité national où CHAQUE chercheur devrait siéger au moins une fois au cours de sa carrière, pour des périodes plus courtes (2 ou 3 ans) et en y accomplissant un travail intensif. On pourrait lui donner une prime pour cela . Il ne faut pas que siéger au comité national soit une position de pouvoir. Il faut que cette tâche tourne beaucoup plus vite, qu’elle soit partagée beaucoup plus largement et qu’elle soit accomplie de façon beaucoup plus intensive. L’évaluation qualitative apparaît comme un travail impossible à réaliser objectivement ; ce n’est pas vrai. On peut évaluer et mesurer plus ou moins l’apport intellectuel et de savoir (car c’est de cela qu’il s’agit) de chacun. Même si on ne peut pas le quantifier exactement, on peut arriver à une approximation raisonnable. Sinon, jetons l’éponge. On dira aussi qu’il faut faire appel à des évaluateurs extérieurs et que tout dépend d’eux. C’est faux. D’abord nous avons le personnel pour faire cette évaluation (les chercheurs, l’ensemble des chercheurs) et s’il est tout à fait utile de demander leur avis à des chercheurs extérieurs et à des collègues étrangers, tout ne repose pas nécessairement sur eux. Quant aux « experts » pas vraiment spécialisés mais qui savent tout (parce que titulaires du Doctorat Total cher à Ionesco), laissons-les expertiser ailleurs. Si une bonne évaluation est faite -ce qui n’est pas du tout le cas actuellement-on peut alors accompagner les chercheurs dans leur carrière par un suivi intelligent et interactif, par un véritable « encadrement ». C’est ce second volet, dont la carence est soulignée par bien des rapports (voir le rapport Le Déhaut notamment) qui peut être corrigé et qui peut aboutir à la vision évoquée tout à l’heure d’un EPST à visage humain qui reconnaît les hauts et les bas d’une carrière de recherche pure et aide, soutient, conseille, encourage et récompense. On aurait affaire à une entreprise humaine qui COMMUNIQUE, gère les ressources humaines et aiguille les compétences non pas vers des hangars où reposent les machines rouillées (les « labos ») mais vers des tâches réelles, des emplois utiles, des lieux d’activité. Accorder un budget de fonctionnement INDIVIDUEL au chercheur enfin responsabilisé prendra tout son sens.
PROPOSITIONS POUR UNE REFORME DE LA RECHERCHE EN SHS
Les propositions ci-dessous forment un ensemble d’idées qui résultent de considérations sur la PRATIQUE de la recherche en SHS et qui d’autre part sont plus ou moins liées entre elles, de sorte qu’elles pourraient commencer à former le noyau provisoire, le début d’un programme. Elles restent cependant des suggestions à faire évoluer, à préciser, à développer.
• Redonner aux chercheurs une place centrale dans le dispositif et leur donner la possibilité de choisir entre l’appartenance à un labo ou être situé indépendamment dans une structure de MSH, avec budget de fonctionnement individuel.
• Proposer la MSH comme structure de base, en cela plus ou moins analogue à l’idée de campus proposé par Du Nerf, un milieu où évoluent et interagissent les étudiants, les enseignants, les chercheurs, les ITA/IATOS et le public.
• Multiplier et développer les MSH avec des équipements et des moyens (notamment fonds documentaires, bibliothèques et plateaux techniques) du personnel technique et administratif, des pools de secrétaires. €€€€€€€€€€€€€
• Autonomiser les MSH et leur donner un statut juridique clair et une administration propre (direction, comité directeur, etc.)
• Mettre en place un système d’évaluation des chercheurs en réformant le comité national dont les tâches d’évaluation scientifique doivent être précisées. Augmenter son personnel, le faire tourner et intensifier son travail.
• Confier à la direction des EPST et aux universités les audits des MSH.
• Revaloriser les carrières en augmentant les rémunérations, en mettant en place un système d’avancement accéléré basé sur le mérite, en attribuant des primes aux tâches bien accomplies. €€€€€€€€€€€€€
• Assurer un accompagnement des carrières et une gestion des ressources humaines, accompagnement et gestion dont la direction des départements est responsable sur avis du comité national réformé.
• En amont, réviser le système des thèses et l’évaluation des mémoires.
• Proposer des contrats solides et honorables aux post-doc, contrats qui débouchent sur un emploi stable. €€€€€€€€€€€€€
• Proposer des contrats modulables de « chercheurs-enseignants » (obligation de consacrer une partie -à définir— de la carrière à l’enseignement et à la formation, ainsi qu’à l’évaluation).
Le symbole €€€€€€€€€€€€€ signifie bien sûr plus d’argent, un meilleur financement. Je ne sais pas dans quelle mesure on peut augmenter le nombre d’emplois scientifiques. Ce qui est sûr c’est qu’il ne faut pas qu’il diminue.