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Quelques contributions au débat engagé sur la recherche scientifique

Par Michel Weinfeld, le 3 septembre 2003

Le gouvernement engage un vaste débat sur la recherche scientifique, qu’il a su habilement stimuler par ce que certains interprètent comme des restrictions, alors que ce sont des mesures de bon sens. Je ne prétends pas trouver tout seul des solutions aux nombreux problèmes que, hélas, les scientifiques posent à la société (qui en a bien d’autres, bien plus importants, à résoudre), mais je souhaite juste apporter un avis personnel.

On entend souvent dire que les chercheurs ne peuvent rester « chercheurs à vie », en expliquant (ou en sous-entendant) que la créativité qui leur est nécessaire pour exercer correctement leur métier s’épuise avec l’âge. Il est donc bien plus judicieux de les placer sur un statut précaire et temporaire alors qu’ils sont au zénith de leurs capacités, ce qui les motive bien mieux que s’ils avaient un statut de fonctionnaire. Cela les pousse à produire de la bonne science qui gonfle avantageusement les indices d’impact des publications (la Cour des Comptes est d’ailleurs assez sensible à cet élément quantitatif, on le comprend bien). Ensuite, on peut les laisser se débrouiller : une minorité (encore un peu créative quand même) trouvera un poste de professeur titulaire (il en faut bien quelques-uns pour récompenser leurs efforts antérieurs et pour encadrer les jeunes), les autres feront comme tout le monde, ils chercheront un emploi.

Il me semble que cette approche efficiente d’un des problèmes de la recherche scientifique est la bonne, je n’en voudrais pour preuve que les mêmes observations sur l’extinction de la créativité valent pour de nombreuses autres professions. A-t-on vu en effet un peintre faire de bonnes toiles après la quarantaine (voir par exemple Modigliani) ? Ou bien un compositeur faire autre chose que de mauvaises rengaines dès qu’il devient quinquagénaire (Mozart lui-même n’a absolument rien écrit après 35 ans) ? Ou encore un écrivain publier quoi que ce soit de significatif après avoir dépassé la cinquantaine (Victor Hugo avait évidemment des nègres, ce qui est difficile, quoique pas impossible, dans les sciences) ? Et je ne parle pas des avocats, des acteurs, des artistes de tout poil, des magistrats, des journalistes et même des hommes politiques, dont chacun sait que leur excellence n’a qu’un temps (parfois extrêmement bref dans le cas de ces derniers) : qui connaît ou a connu un ministre ou même un président de la République de plus de soixante ou soixante-dix ans ? Inutile d’accumuler plus de preuves convaincantes, elles parlent d’elles même.

Malgré tout, il reste encore quelques attardés ou conservateurs qui prétendent qu’on peut recruter un chercheur vers trente ans, sur un statut de titulaire, et, moyennant que son activité soit évaluée au minimum tous les deux ans, le laisser faire toute sa carrière (s’il le souhaite et s’il donne satisfaction) dans ce statut. On ne peut qu’être offusqué de constater une telle étroitesse d’esprit (ou un tel corporatisme). Aucun métier de la fonction publique ne donne droit à des privilèges aussi exorbitants. Qui prétendrait laisser un inspecteur des finances ou un administrateur civil finir une carrière de titulaire dans le cadre qu’il aura intégré à sa sortie de l’ENA, vers 24 ou 25 ans ? Qui peut soutenir qu’il serait sain qu’un inspecteur du Trésor puisse passer sa vie professionnelle à toujours s’occuper des impôts ? Et les militaires ? Et les enseignants ? Et les policiers, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, les professeurs agrégés de médecine, les préfets, et tant d’autres professions certes utiles (on ne peut pas toujours en dire autant des professions scientifiques, hélas), mais à la productivité passagère. Non, on ne peut envisager une carrière entière de scientifique, sachons donc limiter le recrutement de titulaires (ou même l’interrompre carrément), ce qui permettra ipso facto de ne pas avoir à résoudre le problème de leur inefficacité croissante avec l’âge et de la charge qu’ils représentent pour la société.

De plus, il me semble que cette recommandation de recruter peu ou pas de titulaires devrait s’étendre à d’autres professions, en particulier parmi celles que j’ai citées plus haut. On prétend, avec combien de démagogie, que la titularisation donne ou permet l’indépendance d’esprit nécessaire à un scientifique pour se consacrer à sa recherche, sans contraintes immédiates et sans préoccupations quotidiennes au sujet de ses moyens d’existence. On sait parfaitement combien ces affirmations sont fallacieuses, et comment une certaine insécurité et une certaine instabilité peuvent être notablement plus productives et profitables. L’indépendance d’esprit n’est d’ailleurs pas vraiment une qualité, ce serait plutôt un handicap pour tout le monde. Mais qu’en est-il de ces autres professions que je mentionnais au début de ce paragraphe ? Voyons par exemple les magistrats, et examinons les dégâts qu’entraîne un recrutement précoce dans un statut protégé, c’est-à-dire de titulaire : certains d’entre eux, non détectés à temps, se permettent par la suite des investigations gênantes, soulèvent des problèmes dont la résolution entraîne bien des complications, en un mot nous dérangent. Si ces mêmes magistrats étaient testés en début de carrière, disons pendant une dizaine d’années, en les plaçant dans des statuts temporaires, sur des contrats à durée déterminée, s’ils devaient eux-mêmes chercher une juridiction pour les accueillir en rendant visite aux magistrats déjà titularisés, s’ils devaient apprendre à plaire, il y a fort à parier que la profession serait assainie spontanément : les fortes têtes seraient bien obligées de se couler dans le moule pour obtenir enfin une position acceptable et permanente, et les irréductibles, découverts précocement, seraient définitivement écartés. C’est pourquoi je pense que les recommandations du « Conseil stratégique de l’innovation », qui datent du mois de mai, suggérant une titularisation intervenant au plus tôt à la quarantaine, n’auraient pas dû se borner aux professions scientifiques (d’ailleurs, mais ce n’est pas le sujet ici, on pourrait bien financer aussi les tribunaux par des fondations, ils ont un besoin criant de moyens).

Enfin, une voix autorisée suggère qu’il faudrait « améliorer le rendement de la recherche publique pour qu’elle soit plus en adéquation avec les besoins des marchés » (M. Francis Mer, ministre des finances, 26 juin 2003). Même si ma voix n’est pas aussi autorisée que celle de la personnalité que je cite, je voudrais l’ajouter à celles qui approuvent une telle déclaration. Que constate-t-on en effet ? La société dépense des sommes bien trop importantes à entretenir des légions de scientifiques, sans qu’on puisse incorporer le plus souvent les résultats de leur activité dans les bilans économiques. Quand une entreprise investit, elle produit des résultats aussi rapidement que possible (l’impatience des actionnaires est bien compréhensible), elle peut donc exhiber ce qu’on appelle « retour sur investissement », mesure qui est devenue une véritable valeur culturelle (et même morale), qui en remplace d’autres, devenues obsolètes. Il est vrai que certains « savants » du temps jadis se sont fait une réputation qui ne doit rien à cette notion : c’est parce que la bourse n’existait pas encore, et qu’alors on s’intéressait à des choses qu’on considère aujourd’hui comme bien futiles. Quelle intérêt en effet de savoir que la Terre tourne, et en plus qu’elle tourne autour du Soleil ? Même si on avait fait cette découverte la semaine dernière, les marchés financiers s’en seraient-ils mieux portés ? Probablement pas, sauf peut-être en ce qui concerne les entreprises du secteur des médias, qui auraient pu profiter de la nouvelle pour publier des numéros spéciaux contenant de nombreuses pages publicitaires. Newton, Kepler, quand ils ont introduit l’un la notion d’attraction universelle et l’autre les lois du mouvement des corps célestes, ont-ils seulement songé à l’inutilité économique de leurs trouvailles à cette époque ? Heureusement, ils ne coûtaient rien à la société, on peut donc leur trouver des excuses. Aujourd’hui, on dépense des sommes folles à construire des accélérateurs pour aller regarder le détail des noyaux des atomes : en engloutissant ainsi des salaires et des investissements qui auraient pu être utiles ailleurs, on tourne le dos aux réalités économiques : les physiciens des hautes énergies ont-ils su proposer un indice QUARK40 aux financiers ? Non, évidemment. On pourrait trouver bien d’autres exemples de recherches qui ne trouvent rien (un comble !), ou qui trouvent des choses absolument inutiles économiquement (par exemple les sculptures égyptiennes dans le port d’Alexandrie, l’analyse de manuscrits anciens, le comportement des manchots en Terre Adélie, les tourbillons sur la surface de Jupiter, plein de théorèmes mathématiques, dans quelles positions forniquent les papillons ou les oursins, etc.). Il est vrai que d’autres scientifiques ont quand même permis à l’industrie d’engranger des bénéfices : par exemple la découverte de l’effet transistor a entraîné la vente de plein d’appareils électroniques, c’est un fait. Ou bien la mise au point de méthodes de traitement du SIDA, qui permettent à l’industrie pharmaceutique de se faire des revenus coquets (le marché est très porteur en Afrique, et d’autres sont en train de s’ouvrir rapidement). Les opportunités sont donc assez nombreuses, pour autant que les scientifiques acceptent de se tourner vers des sujets rentables. Ce sujets sont d’ailleurs doublement rentables : pour la bonne santé des marchés, comme on l’a déjà dit, mais aussi pour l’avenir professionnel des scientifiques eux-mêmes, qui peuvent choisir. S’ils vont dans le sens souhaité, ils en tireront eux aussi des bénéfices : primes, carrières favorisées (ou tout au moins pas bloquées), crédits en abondance (ou tout au moins pas gelés), recrutement de jeunes collaborateurs en position précaire (la meilleure pour obtenir d’eux une productivité optimale). Par contre, évidemment, celles ou ceux qui s’obstineraient à revendiquer le droit de s’occuper de recherches inutiles (voir plus haut) devront en tirer les conséquences, dont ils peuvent déjà sentir un avant-goût dans les mesures que prépare notre gouvernement ou celles qu’il a déjà mises en ?uvre : ils ne seront donc pas pris au dépourvu. Et si des esprits chagrins s’alarment de l’effacement de ce qu’ils appellent « le rôle culturel de la science », « le rayonnement scientifique de la France », et autres billevesées à la rentabilité douteuse, qu’ils se rassurent : à l’époque de la mondialisation, prouvons que nous sommes ouverts, partageons avec les autres pays développés : laissons-leur le rayonnement et la culture, ils font bien assez d’efforts pour cela, et de notre côté, gardons l’ ?il sur les indices boursiers : l’avenir montrera que nous avons eu raison.

Michel Weinfeld

Directeur de recherche au CNRS

Président de la section 7 du Comité national de la recherche scientifique (Sciences et technologies de l’information et de la communication)