Intervention de H.E. Audier, membre du CA du CNRS
lors de la réunion plénière du Comité National du 30 juin 2003
le 18 septembre 2003
Je partirai du constat que, comme toute activité sociale, la recherche a besoin de réformes et d’adaptations régulières en fonction de l’évolution de la société. Encore faut-il, pour réformer, avoir un bilan honnête, objectif, contradictoire de la situation réelle, en replaçant la recherche dans la pluralité de ses finalités. Par le progrès des connaissances notamment, elle est par essence internationale. Mais la recherche est aussi au service des besoins économiques, sociaux, et ne l’oublions pas, des besoins culturels du pays. C’est un critère important. Ainsi, si le nombre de publications de la recherche médicale anglaise et leur impact, place ce pays avant la France, une étude de l’OMS montre que, malgré ses imperfections, le système français de santé est le premier au monde et le système britannique le dernier des pays développés. Je pense que la forte interaction de notre recherche avec notre système de santé n’est pas pour rien notre cette première place. Ceci me conduit à mon premier point.
La recherche doit irriguer davantage toutes les activités sociales
La France, comme l’Europe, fournit un effort de recherche nettement insuffisant par rapport aux Etats-Unis et au Japon. La France, comme l’Europe, n’a pas assez de scientifiques, de chercheurs et d’universitaires. Elle ne compte que 6 chercheurs pour 1000 actifs, contre 8 aux Etats-Unis, 9 au Japon et 13 en Finlande. Mais nous souffrons "d’une exception française" plus grave encore. Alors que, dans la plupart des pays développés, la moitié des cadres des secteurs public et privé bénéficie d’une formation par la recherche, ce taux n’est que de 12 à 15 % en France. Très nettement moins pour les cadres supérieurs qui participent à la direction nos entreprises. De ce fait la recherche apparaît trop souvent comme un boulet, une charge, une dépense et non comme un investissement, comme un élément dynamique, un élément majeur de conquête, qui doit être intégré dans la stratégie de l’entreprise avec une vue à terme. Pour illustrer mon propos, il y a encore quelques années, le PDG d’une grande entreprise chimique terminait ainsi un discours de deux heures devant ses cadres : "Je n’ai pas parlé de la recherche, ce n’est pas un hasard, on en fait assez dans mon dos". Et que dire du secteur bancaire, qui s’est massivement tourné vers des spéculations hasardeuses, mais qui a manifesté une grande frilosité pour investir dans l’innovation. Pendant des années, on a laissé pourrir des innovations valorisables du secteur public faute d’investissements. Et c’est comme cela qu’on a laissé crever en France un secteur que je connais bien, celui de l’appareillage scientifique, avec conséquences graves pour certains domaines de notre recherche fondamentale mais aussi avec conséquences industrielles importantes, le marché étant non seulement la recherche mais aussi de larges pans du secteur médical et du secteur industriel. Ce n’est pas une raison pour que nous soyons défensifs sur nos relations avec le secteur aval. Au contraire, nous devons revendiquer que les entreprises investissent plus, sur leurs fonds propres, dans leur recherche et que la recherche privée soit assez forte pour qu’on puisse établir des coopérations entre laboratoires publics et privés, dans l’égalité de droits et de devoirs de chacun, chacun y mettant des hommes et des moyens. Nous devons même promouvoir, avec celles des entreprises qui ont une vision à terme de leur recherche, de véritables partenariats stratégiques. Enfin, nous avons encore beaucoup à faire pour conforter les progrès réels, faits ces dernières années par le secteur public pour participer à la création d’entreprises de haute technologies. Mais le milieu scientifique n’acceptera et n’amplifiera ces évolutions que si elles ne se font pas au détriment des recherches fondamentales, des recherches liées au développement des connaissances, qui ont leur dynamique propre, même si cette dynamique peut être enrichie par les problèmes posées par la société. C’est un préalable. Cela vient d’être développé par Pierre Joliot comme dans la très belle lettre ouverte des présidents des sociétés savantes au Président de la République, je n’y reviendrai qu’au travers du secteur SHS. On ne saurait réduire ce secteur aux recherches, certes très importantes, liés au sujet sociétaux (école, ville, violence, etc.) ou aux thématiques pluridisciplinaires (santé, environnement). On ne saurait pas plus le réduire aux besoin de l’enseignement. Ce n’est pas parce que le nombre d’étudiants en philosophie baisse fortement, qu’on a moins besoin de philosophes. En SHS comme ailleurs, et notamment dans les "humanités", il faut reconnaître la culture et la connaissance comme un besoin social. Il n’est pas possible de donner toujours plus de nouvelles missions à la recherche publique, lui demander de s’ouvrir encore plus aux besoins économiques et sociaux, sans accroître significativement ses moyens, a fortiori, comme aujourd’hui, en diminuant ses crédits et son potentiel humain. Il y a quelques jours, le CA du CNRS unanime (hors tutelles mais avec un soutien total de ses membres issus des entreprises), a demandé que le gouvernement verse à cet organisme la moitié des CP de 2002 toujours pas versés et qui le place au bord de la banqueroute, ainsi qu’un budget 2004 qui réponde aux besoins tant en crédits qu’en potentiel humain.
La production et la transmission des connaissances
Avec la rapidité actuelle d’évolution des connaissances, plus que jamais production et transmission de celles-ci doivent être étroitement liées. Il faut donc donner aux universitaires les moyens et le temps de faire de la recherche, ce qui suppose notamment, d’alléger partout d’au moins 30% les services d’enseignement des jeunes MC. Si je suis un fervent défenseur de l’existence d’un statut de chercheur à temps plein, je pense que la forte dichotomie d’antan existant entre chercheur et enseignants-chercheurs ne correspond plus ni à la réalité des pratiques, ni au goût des individus, et n’est optimale ni pour la recherche, ni pour l’enseignement. Je suggère donc qu’on prenne acte que, depuis deux décennies, le service d’enseignement des universitaires a pratiquement doublé et que nous avons dans nos équipes plus de 10 000 d’entre eux qui ont une activité de recherche très intense et qui sont limités dans cette activité par un service d’enseignement trop lourd. Je propose donc, même si cela apparaît utopique dans un contexte où Bercy exige un recrutement zéro de chercheurs en 2004, qu’on se fixe pour objectif la croissance de l’emploi scientifique et, notamment, d’obtenir les moyens pour créer plusieurs milliers de postes d’accueil à mi-temps. Ces accueils d’universitaires seraient pour des périodes de quatre ans renouvelables et proposés par une instance scientifique nationale d’organisme. Parallèlement, et il convient de donner une lisibilité à l’activité d’enseignement de très nombreux chercheurs, qui s’exerce malheureusement au travers du système regrettable des heures complémentaires. Dans la pénurie de doctorants qui commence à se manifester, un nombre croissant d’entre eux souhaitent un rapport direct à l’enseignement. Personnellement, je propose qu’on reconnaisse, sur la base du volontariat et dans le cadre de leur statut actuel qui le permet, ce que j’appellerai des "chercheurs enseignants associés". Par un contrat de quatre ans avec une université, ils exerceraient un service d’enseignement de l’ordre du quart de temps et percevraient une prime du montant de la prime d’encadrement des universitaires. Par le plus grand continuum ainsi créé dans les fonctions, on favoriserait fortement échanges et mobilités volontaires au cours de la carrière entre les corps de chercheurs et ceux des enseignants-chercheurs.
La recherche et la culture scientifique
Je ne ferai qu’effleurer le sujet. C’est d’abord un enjeu fondamental pour la démocratie car, de plus en plus, les choix d’un pays seront tout à la fois scientifiques, économiques, politiques, comme éthiques ou environnementaux. S’il appartient au "politique" de faire ces choix, il est souhaitable que les scientifiques sachent sur chaque problème, présenter les termes du débat avec les potentialités de la science, mais aussi avec ses limites et ses incertitudes, ainsi qu’avec une analyse scientifique des risques. Il faut éviter le type débat qui a eu lieu sur le nucléaire civil dans les années soixante-dix, qui se limitait à mettre en scène à la télévision, l’opposition entre les partisans du lobby nucléaire avec ses certitudes, son manque de transparence voire son arrogance d’alors, à ceux qui présentait le nucléaire comme l’apocalypse prochaine et qui, contre tout réalisme, demandaient l’abandon total et immédiat de cette activité. Chaque fois qu’on posera les problèmes d’une manière manichéenne, chaque fois que la population estimera qu’on lui cache une partie de la vérité ou qu’on est allé trop vite dans l’évaluation des risques, c’est la peur, l’angoisse et l’obscurantisme qui l’emporteront ; c’est la science et le progrès qui perdront. Ce problème est d’autant plus aigu que nous avons une classe politique qui, à l’exception d’une dizaine de parlementaires, connaît mal la recherche et donc l’ignore. Contrairement aux Etats-Unis où les parlementaires sont nombreux lors du long débat budgétaire au cours duquel ils améliorent encore le budget présenté par le président, 97 % de nos parlementaires sont absents lors du débat budgétaire sur la recherche. Et pourtant, comme élus locaux, ces mêmes parlementaires savent qu’une université dynamique et des centres de recherche bien équipés sont facteurs déterminant pour implanter des centres de recherche de grandes firmes ou des industries de haute technologie. Cela signifie qu’il y a des lacunes et des carences de notre part. Lacune dans l’effort d’information et de discussion avec les parlementaires de notre région, et ce au delà des interventions ponctuelles qu’on leur demande. Erreur de notre part, de ne pas avoir su rendre lisible pour eux, la destination par thème des plus de deux milliards d’euro que l’Etat accorde au CNRS par exemple. Insuffisance collective aussi de notre part dans l’analyse des défauts de notre système de recherche et dans les propositions pour le rendre encore plus réactif. Ce faisant, de l’auteur du premier ouvrage salissant à plaisir notre recherche il y a quinze ans, à ses épigones d’aujourd’hui, nous avons laissé le champ libre à des margoulins, des marchands de papiers, des écrivaillons pour kiosque de gare. Faute d’avoir su, nous-même et ensemble, analyser et proposer, nous leur avons laissé donné au pays une vision catastrophiste et mensongère de notre recherche, sur la base de statistiques manipulées, de citations tronquées, de descriptions erronées de l’organisation et des résultats des systèmes de recherche d’autres pays. Ces gens sont au journalisme ce que les guérisseurs sont à la médecine ou ce que l’église d’Alésia est à l’art roman. Mais c’est trop souvent par eux que les décideurs "connaissent" notre recherche . Pourtant, nous n’avons pas à rougir des résultats de celle-ci comme le montre, une analyse honnête des statistique connues, l’étude scientifique et chiffrée qui nous a été présentée au dernier CA du CNRS, comme le dernier rapport du Conseil national d’évaluation de la recherche, qui qualifie "d’honorable" la position internationale de la recherche française. Et si je me félicite du débat ouvert par cette réunion, c’est parce que, en demandant avec insistance les moyens financiers correspondant à nos missions et assurant notre compétitivité, nous devons en même temps montrer que nous voulons toujours faire mieux pour utiliser d’une manière optimale les crédits publics.
L’attractivité de formation par la recherche
Au point de convergence de tous les problèmes évoqués est celui de l’attractivité de la recherche pour les étudiants, car le problème le plus grave, le plus lourd pour l’avenir de la France comme de l’Europe, est que nous allons manquer cruellement de scientifiques non seulement pour la recherche et l’enseignement supérieur mais bien au-delà. Il y a urgence. Or tout est fait pour décourager les étudiants de faire un doctorat. Déjà en 2003, mille jeunes docteurs de moins qu’en 2002 ont été recrutés dans la recherche publique et l’université, dans un contexte de baisse du recrutement des entreprises. Mais dans le même temps on a encore accru le nombre de jeunes sur statut précaire ou expatriés. Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir sur la "dose" de post-doc avant le recrutement CR et MC, ou sur la pluralité des voies qui doit y mener, on devrait au moins être tous d’accord sur le principe qu’il faut une adéquation minimale entre le nombre de post-docs et les débouchés stables dans le public et le privé. Or, un article tout récent du Monde nous dit que 2004 pourrait être pire encore que 2003, et que le gouvernement envisage zéro recrutement sur poste statutaires dans les organismes.
Si, dans une situation à nouveau très défavorable à l’emploi scientifique stable, nous n’étions pas motivés pour défendre avec la plus grande fermeté le devenir de nos équipes, si nous n’étions même plus capables d’indignation face au sort terriblement injuste fait aux jeunes que nous avons formé, avec qui nous avons travaillé et à qui nous devons une partie de nos publications, si nous trahissions sans scrupules la confiance qu’ils nous ont faite en entrant dans nos équipes, et si nous étions trop amortis, trop égoïstes ou trop défaitistes pour ne pas réagir ensemble, et avec la plus grande force, pour une cause dont nous savons tous qu’elle conditionne l’avenir du pays, alors on pourra dire "la recherche française s’est suicidée".
Même, si c’est d’une balle que le gouvernement lui tira à bout portant.